6. Éléments de synthèse.

L’intervention des pianistes dans le domaine du répertoire baroque a participé, et participe toujours, d’une part, à une sorte de revitalisation de ce répertoire et, d’autre part, à une remise en question à la fois de la pratique pianistique et du piano. Nous avons pu constater, en étudiant les diverses interprétations que nous avons abordées, que le fait de jouer le répertoire baroque au piano impose aux pianistes certaines contraintes techniques, certaines limites à ne pas dépasser. En effet, le répertoire oblige à une sorte de prise de recule par rapport à l’instrument, face à une œuvre d’une extrême exigence. Mais les limites que l’œuvre baroque impose à qui l’interprète au piano, semblent se transformer en passerelle vers une certaine liberté de conception, que ces œuvres révolutionnaires expriment et réclament en permanence : réaliser l’œuvre avec un outil différent – qui est, cependant un descendant direct des instruments baroques – et la multiplicité des visions, toutes pertinentes au plan stylistique, montre que cette œuvre peut parler sur le piano actuel, autant que sur l’instrument de l’époque.

Il faut dire que les œuvres baroques n’ont jamais manifesté elles-mêmes de véritable  résistance  envers l’interprétation au piano. Une fois que nous sommes débarrassés de l’idée d’attacher une musique à un intermédiaire sonore précis, l’écriture pour clavier de l’époque baroque tardive semble elle-même offrir la possibilité de la concevoir au piano, et les nombreuses expériences pianistiques dans ce domaine nous en donnent l’abondante justification.

Jouer l’œuvre baroque au piano a, donc, révolutionné ce répertoire, en ce le sens que cela le remet constamment au goût du jour et lui permet de dévoiler ses aspects intemporels, en perpétuelle osmose avec la continuité historique et esthétique. Mais, par ailleurs, jouer ce répertoire au piano a également révolutionné une approche pianistique  depuis longtemps cantonnée non seulement à une idée routinière du piano, mais aussi à une idée stéréotypée du pianiste exalté, romantique.

Interpréter l’œuvre baroque implique pour les pianistes une nouvelle prise de conscience concernant d’autres possibilités de l’instrument à clavier actuel, jusqu’alors occultées par la pratique d’un genre exclusif de répertoire. Le plus frappant lorsque l’on s’intéresse à cette démarche révolutionnaire, c’est que les exigences techniques de ce répertoire, toucher pur, articulation précise, rapport attentif et affiné à la sonorité, trouvent de nombreuses correspondances dans le répertoire moderne. L’œuvre baroque a donc contribué, chez les pianistes à une élévation de la conscience musicale, en leur révélant des facettes de leur art, modernes autant qu’originelles.

L’écriture baroque et l’état d’esprit baroque semblent ainsi modifier des critères d’ordre expressif : ils induisent à une sorte de rationalisation du rapport pianistique à l’expression. Le retour à ce répertoire a favorisé la naissance d’une nouvelle approche pianistique dégagée des excès et des démonstrations sentimentales, qui trouve sur ce point également des correspondances avec l’écriture musicale actuelle. Nous avons pu le constater dans les interprétations d’Arrau ou d’Horowitz, par exemple.

L’authenticité de l’approche pianistique de l’œuvre baroque est donc inséparable de la modernité qu’impose cette oeuvre, dans son rapport avec le moment présent. Être authentique, pour un pianiste interprétant l’œuvre baroque, c’est être tout à fait conscient des particularités techniques et stylistiques de cette œuvre, mais aussi être profondément convaincu de son devoir de solliciter et stimuler son instrument pour répondre à ces particularités.

C’est la recherche du passé au travers de solutions nouvelles, qui dévoile ce rapport, intime et non pas conflictuel, entre les grands chef-d’œuvres du passé et le moment présent.

Les interprétations de Gould, de Meyer, de Tureck, de Tharaud, d’Horowitz, de Zacharias ou d’autres, nous ont rendue manifeste la diversité des éclairages sous lesquels les grands pianistes du XXe et du XXIe siècle ont abordé l’œuvre baroque. Le plus intéressant est de constater à quel point cette diversité a pu ajouter aux virtualités de l’œuvre baroque, qui semble tout à fait ouverte à toute tentative de restitution renouvelée et même personnelle. Si l’attitude de l’interprète actuel a changé vis à vis de l’œuvre du passé, l’œuvre du passé elle-même a, en quelque sorte, changé, en réponse aux tendances créatives et à la réception intellectuelle et émotionnelle de l’artiste d’aujourd’hui. Les œuvres des grands compositeurs comme Bach, Scarlatti et Rameau, sont des chef-d’œuvres, car elles offrent toujours la marge nécessaire à l’imagination, à une conception autre, qui défie les limites des espaces clos. Il nous semble ainsi légitime de dire que, si ces œuvres continuent à séduire, à intriguer et à offrir tant de richesses, c’est parce qu’elles résistent heureusement à tout essai d’enfermement dans un cadre ou dans une conception figée.

Débarrassons-nous donc des conflits et laissons la musique seule parler, librement et sans scrupule. C’est elle qui juge, c’est elle qui possède le pouvoir absolu et c’est à l’interprète d’écouter attentivement ce qu’elle lui murmure à l’oreille et à l’intérieur de lui-même.