Conclusion générale

Le passé est une référence, un lien, un abri, mais il est également un univers où se cache le mystère de la création de nos ancêtres, un terrain fertile où se trouvent les germes de l’avenir. L’histoire de l’art nous a fourni de nombreux éléments nous permettant de comprendre et d’expliquer le rapport complexe entre l’artiste et son passé à travers les époques. L’histoire a toujours montré qu’à partir du passé se créent le présent et le futur. Mais pour que ce renouvellement vital, essentiel et organique puisse prendre forme, il a toujours été nécessaire de pouvoir regarder le passé avec les yeux du présent, de se servir de l’héritage pour trouver l’inédit. C’est pour cela, que l’étude du rapport au passé à travers l’histoire de la musique a représenté pour moi, tout au long de ce travail, un moyen, et non pas un simple objectif. Ce moyen m’a permis d’examiner l’évolution, la modification de la pensée et de la pratique musicales, de faire des constats, pour m’interroger ensuite, sur la façon, ou sur les façons selon lesquelles une œuvre musicale pouvait être interprétée, aujourd’hui, après toute cette chaîne de changements.

En ayant recours à ce moyen, j’ai compris que le renouvellement de l’expérience musicale a transformé profondément notre compréhension de la musique et notre réception des phénomènes sonores. Nous sommes devenus ce « grand réservoir » où s’accumulent toutes les expériences intellectuelles, sonores, expressives de nos prédécesseurs. L’arrivée des formes nouvelles, des modes nouvelles, des systèmes nouveaux, des instruments nouveaux, du bruit, de l’électronique, tout cela, a fait de nous, progressivement, des êtres différents, avec des sensibilités et des désirs différents. Et cela a poussé, le musicien moderne, me semble-t-il, dans deux sens opposés, nonobstant la ressemblance de but recherché : un sens qui tend vers le passé, un autre qui cherche dans le présent. À travers une lecture croisée des deux positions, les deux m’ont semblé défendables à condition que l’on ait conscience de ce que l’on souhaite réellement défendre. La première position est l’indice d’une volonté de retrouvailles avec la pureté d’une pensée, avec un exercice instrumental qui renvoie à cette pureté, dans la quête d’un détachement de toute influence postérieure, formée au cours des siècles. Le retour au passé semble être justifié par l’élargissement du fossé historique creusé avec certains répertoires, cause de failles stylistiques dues à l’interférence des expériences musicales. Il est également tout à fait compréhensible comme suite de l’effondrement des principes fondateurs du système tonal. Ce retour est, en quelque sorte, la recherche d’une nouveauté proche de la tradition, issue directement d’elle, voire la recherche de la nouveauté d’une époque révolue. La quête de la restitution du passé est aussi un appel moral à l’ordre, signe de la crainte d’une perte des points de repère.

L’éclosion du mouvement de retour à la musique ancienne, avec son cri de guerre, « authenticité », a donc créé, un schisme dans le monde musical, du fait de sa démarche paradoxale  d’une part, elle est novatrice : elle s’appuie, dans sa recherche ; sur des critères anciens liés à l’époque du compositeur, afin de retrouver l’état naissant de l’œuvre. Ces critères, longtemps perdus dans l’ombre des époques postérieures, se révèlent, d’un coup, nouveaux, inédits. Or, le retour aux pratiques et aux conditions du jeu et de l’interprétation du passé contredit, par ailleurs, la procédure de renouvellement que l’on peut observer à travers l’histoire de la musique occidentale. Cependant, il m’a semblé que ses raisons d’être, dans un contexte historique musical précis, sont valides et que sa pratique a été favorable aux autres musiciens, en particulier les pianistes. C’est à partir de l’étude d’un moment particulier, celui de la cristallisation et de l’essor de l’idéologie et de la pratique authentiste, que se clarifie et se justifie la deuxième position, qui cherchait à élucider la question : qu’est-ce que l’authenticité, qu’est ce que la modernité, et comment est-il possible de combiner, sans compromis, les deux notions à travers l’interprétation musicale?

Après une période de confusion et d’excès au sujet de l’interprétation des œuvres anciennes, le retour à l’ordre baroquiste a permis de réorganiser les priorités. De là, est né un mouvement, à l’opposée du première qui cherche dans les données du présent des réponses aux exigences du passé, une fois bien assimilée la question des « limites » imposées par le retour à l’ancien.

Après une étude générale de l’histoire du XXe siècle, et après avoir supputé le pour et le contre de l’idéologie du retour aux sources, je me suis sentie plus proche, plus en accord avec une recherche moins réactionnaire, moins radicale et plus flexible, celle qui fut menée par les pianistes, suivant au plus près l’évolution des courants successifs et contradictoires du cours de ce siècle. Cette recherche, qui ne peut naturellement pas délaisser le piano pour des considérations purement historiques, a extrait de l’idéologie authentiste ce qui semble en être le véritable centre d’intérêt : la fidélité aux caractères stylistiques révélés à la lumière de la recherche baroquiste. Instrumenter un regard puritain, pour construire une idée musicale et technique qui soit en osmose avec le moment présent, voilà ce qui m’a semblé le plus défendable, voire le plus réaliste, dans la recherche pianistique d’une interprétation des œuvres baroques. Mettre l’accent sur les aspects fondateurs d’une œuvre, en apprivoisant l’instrument actuel au service d’une expression authentique et fidèle à l’esprit du compositeur. Se soucier moins d’un intermédiaire sonore précis que de la qualité de l’expression allant au-delà du matériel. Voilà ce qui m’a paru passionnant dans la démarche pianistique qui a pu, semble-t-il, trouver sa place sur la scène musicale, naturellement et sans bruit, après une période de « culpabilisation » due au retour aux instruments d’époque, dans la deuxième moitié du XXe siècle.

Les différents constats que j’ai pu effectuer tout au long de ma recherche, ont confirmé certaines idées qui sont probablement le fruit, et le résumé de mon travail : si l’on évite de confondre dogmatisme et exigence, l’œuvre peut se dévoiler librement et sans contrainte. L’œuvre d’art est un sujet ouvert à une multitude de lectures. Elle est un sujet inépuisable : elle tire son immortalité, sa vitalité, de tous les regards différents portés sur elle. Une interprétation musicale est une possibilité parmi beaucoup d’autres. L’interprétation musicale résiste à toute forme de conception préétablie ou de lecture unique.

Même si le travail d’analyse que j’ai mené sur plusieurs interprétations pianistiques était destiné à examiner, à travers les procédés techniques, l’influence exercée par le changement du rapport à l’œuvre baroque au XXe et au XXIe siècles, je n’y ai pas cherché, cependant, à prouver des appartenances idéologiques, pas plus qu’à en saisir les intentions profondes, ou prétendre mettre le doigt sur des réalités objectives. Ce travail avait pour but d’étayer les idées surgies et cristallisées, tout au long de ma recherche sur la nature du rapport entre l’œuvre et son interprète, sur la définition de l’acte interprétatif, voire sur la nature de l’œuvre d’art.

La diversité des visions musicales, la diversité des approches techniques, l’emploi, tantôt conservateur, tantôt novateur, des facultés du piano, les degrés de passion, les différentes façons de concevoir l’esprit d’une époque ou d’un compositeur, tout cela m’a guidée vers l’idée de l’ouverture de l’œuvre d’art. La richesse des procédures interprétatives est probablement la preuve de la résistance à toute idée absolutiste. C’est la preuve que l’acte interprétatif est une transposition, et la transposition est naturellement ouverte à d’infinies possibilités.

Bach n’a pas cessé de réécrire les œuvres de ses prédécesseurs, ainsi que ses propres oeuvres ; cela nous a donné des versions autres, différentes, et tout aussi intéressantes. La transposition dans le domaine de l’interprétation me semble également intéressante, tout aussi nécessaire à la recherche de réalités artistiques en rapport avec le présent. L’œuvre d’art est œuvre sacrée, sa lecture doit respecter son contexte, son message, sa particularité. De même la Bible, le Coran, la Tora, nous imposent ce respect, mais sans nouvelle interprétation, sans transposition en phase avec notre réalité, le contenu spirituel de ces livres s’appauvrit et peut même se réduire jusqu’au néant. L’art nous donne des réponses aux grandes questions de la vie.