1.2.1.1.Les outils de l’expertise technique pour étudier les processus de construction des décisions : les apports théoriques de l’analyse des politiques publiques

Située à la croisée entre la science politique et la sociologie des organisations, la discipline de l’analyse des politiques publiques s’intéresse depuis longtemps aux instruments de l’action publique. P. Lascoumes et P. Le Galès (2004) définissent les instruments de l’action publique comme « l’ensemble des problèmes posés pas le choix et l’usage des outils (des techniques, des moyens d’opérer, des dispositifs) qui permettent de matérialiser et d’opérationnaliser l’action gouvernementale ». Selon une telle définition, analyser les instruments de l’action publique implique non seulement de s’intéresser aux facteurs qui déterminent le choix d’un instrument plutôt qu’un autre au sein d’un processus décisionnel, mais de s’intéresser également aux effets produits par ce choix. Dès lors, une telle approche se révèle particulièrement porteuse par rapport aux questions générales et théoriques qui structurent notre problématique de thèse.

Quel est le rôle de l’expertise technique et des connaissances scientifiques dans le processus de production d’une politique publique ? Comment les outils de cette expertise participent à la redéfinition des problèmes publics, en permettant de faire émerger et de représenter un problème spécifique ? Comment le recours à ces instruments contribue à la structuration des relations de pouvoir entre les différents acteurs partie prenante du processus d’élaboration d’une décision ? Quel est, au final, l’impact de la construction et de l’usage de ces outils sur la décision et, donc, sur la structuration de l’action publique ?

C’est l’ensemble de ces questions qui guide l’approche théorique de notre réflexion sur l’émergence d’une question alpine des transports, sur les formes de son inscription à l’agenda politique et sur son impact quant à la structuration d’un nouvel espace géopolitique de coopération et de coordination politique à l’échelle géographique des Alpes. Cet ensemble de questions repose sur l’idée que l’étude d’un processus décisionnel implique d’analyser le jeu d’acteurs et leurs logiques d’action en se focalisant sur les ressources (de pouvoir, cognitives…) qu’ils mobilisent et qui doivent faire l’objet de justifications (Boltanski, Thévenot, 1987). Les outils techniques d’analyse et d’observation des phénomènes constituent, dans ce cadre, les instruments qui permettent, comme le langage, d’exprimer et de faire valoir les ressources cognitives des acteurs. Dans notre analyse du processus politique à travers lequel une question du transit alpin s’est affirmée, a été représentée, discutée et a conduit à des mesures politiques différentes au fil du temps, quels sont les outils techniques qui ont permis d’observer, de représenter et de discuter cette question ? Quels acteurs s’en sont saisis pour décrire le problème et légitimer une solution ? Quels acteurs ont adhéré à ce code, en acceptant la définition du problème et l’action politique envisagée ? Quels autres acteurs, au contraire, s’y sont opposés et, en se dotant de ressources nouvelles, ont finalement fait évoluer la représentation de cette question ?

De nombreux chercheurs intéressés à l’analyse de l’action publique se sont penchés sur des questions similaires. En effet, les indicateurs sont depuis quelques années au cœur des débats sur les procédures d’élaboration des politiques publiques. D’un côté, ils ont connu un essor particulier avec l’émergence des questions environnementales et l’affirmation du concept de développement durable dans le cadre des politiques publiques. Dans les documents issus de la conférence de Rio de 1992, ils sont mentionnés à plusieurs reprises et recommandés en tant qu’outils indispensables à garantir non seulement une meilleure connaissance des phénomènes, mais surtout l’élaboration des décisions (Zittoun, 2008). La place des indicateurs dans les initiatives lancées à la suite de Rio est telle que le développement des agendas 21 locaux a été défini comme un « opérateur de relocalisation d’un système expert » (Giddens, 1994). De l’autre côté, le recours aux outils de l’évaluation économique fait l’objet d’une critique et d’une remise en cause croissantes dans des contextes décisionnels en constante évolution, au sein desquels les procédures de concertation tendent à s’élargir et les politiques publiques se complexifient (Klein, 2008). Dans ce cadre, les outils techniques sont en train d’acquérir une place grandissante au sein de l’analyse de l’action publique. Au milieu des années 1990, J. Kingdon s’est attaché à étudier leur importance dans le processus d’élaboration d’une politique publique, en analysant leur capacité à attirer l’attention des décideurs sur des problèmes spécifiques (Kingdon, 1995). Plus récemment, Pillon et Vatin ont montré que les instruments ne sont jamais réductibles à une rationalité technique pure : s’ils sont conçus avec une finalité technique précise (mesurer), ils disposent aussi d’une finalité intermédiaire en termes d’action publique (Pillon et Vatin, 2003). P. Le Galès a pointé le caractère à la fois technique et social des instruments de l’action politique, en montrant leur capacité à structurer les rapports sociaux entre acteurs, sur la base des représentations des problèmes et des significations dont ils sont porteurs (Le Galès, 2004). Dans ce cadre, il s’est attaché à montrer comment l’acte de choisir des outils, qui ne sont pas « axiologiquement neutres et indifféremment disponibles », n’est pas anodin, mais peut être rapproché au contraire d’une opération de traduction affectant tant le plan technique des mesures politiques à mettre en œuvre que, au niveau des négociations entre les acteurs, leur légitimation à intervenir dans le domaine de l’action publique. Ces réflexions s’appuient sur des travaux précédents de B. Latour, qui avait souligné comment les objets non-humains, des indicateurs par exemple, peuvent intervenir, comme les acteurs humains, dans le « forum hybride »1 au sein duquel avancent les controverses qui accompagnent tout projet (Latour, 1991, 1999). Dans cette approche, F. Rudolf a montré comment la diffusion des agendas 21 locaux a investi les indicateurs de développement d’une mission politique, qui passe souvent inaperçue en raison du format technique et difficile d’accès de ces instruments (Rudolf, 2003). Ces indicateurs, en effet, se chargeraient de représenter une situation locale au même titre que des associations ou des acteurs portant un discours au nom d’une population ou d’un territoire. Ils agissent, en cela, comme les acteurs humains au sein d’un processus politique. Plus globalement, l’analyse des processus de l’élaboration politique montre comme les acteurs fabriquent des dispositifs pour observer la réalité et opèrent, à travers ce travail, une « distorsion » (Latour, 2004), qui leur permet de problématiser ce qu’ils observent. Mais cette observation ne modifie pas uniquement la réalité qu’elle donne à voir, elle transforme également l’observateur et la manière dans laquelle il agit dans le processus. Tel est le constat qui a guidé le programme de recherche financé par le PUCA et le CNRS et dirigé par Ph. Zittoun (2008) sur la place des indicateurs de mobilité urbaine durable dans l’élaboration des politiques publiques urbaines, auquel nous avons collaboré dans le cadre de nos activités de recherche. Ces différentes recherches montrent l’importance accordée au rôle des outils techniques dans le cadre de l’analyse des processus décisionnel. C’est dans cette approche que s’inscrit notre problématique.

Notes
1.

Pour Lascoumes, Callon et Bartes (1997), les forums hybrides sont des réseaux hétérogènes de connaissance et d’action, qui regroupent spécialistes et non-spécialistes et sont susceptibles de produire une expertise collective.