1.2.1.2.Le rôle des représentations spatiales dans l’organisation des processus politiques : les apports de la géographie et de la géopolitique dans l’analyse de l’émergence d’un espace alpin des transports

L’idée de la nécessité d’une coopération transnationale à l’échelle alpine est de plus en plus enracinée dans des domaines divers. Elle s’appuie sur une représentation qui fait de l’espace alpin une entité unique, à l’intérieur de laquelle on partage les mêmes problèmes, les mêmes héritages, les mêmes exigences. En réalité, l’unité et l’unicité des Alpes se heurtent à l’existence de conceptions diverses de ce même espace, variables selon les pays, les niveaux de gouvernement, le cadre des acteurs2 considérés. Dès lors, comment ces différentes représentations influencent-elles l’articulation entre les diverses échelles et actions politiques de cet espace ? L’existence de plusieurs visions différentes des besoins et des caractéristiques de l’espace caractérise toute la sphère des politiques territoriales, y compris, comme nous l’avons déjà abordé, le domaine des transports et de la gestion des trafics alpins. Nous nous sommes attachée à expliquer, plus haut, que la mise en perspective du travail discursif des acteurs et des outils techniques pouvait permettre de retracer les trajectoires de la question alpine des transports et de comprendre ainsi la construction d’une vision pan-alpine du problème. De la même manière, nous voudrions montrer que ces outils non seulement ont façonné la définition du problème mais ils ont également modifié le cadre géographique de l’action politique. Les questions que nous nous posons sont de savoir comment, à travers les dispositifs de mesure et observation des trafics, le problème du trafic de transit s’est territorialise à l’échelle alpine et quel lien existe-il entre cette territorialisation et l’émergence de nouvelles formes d’élaboration politique au niveau Alpes. En d’autres termes, il s’agit d’enquêter non seulement le processus de territorialisation de la problématique du transit à l’échelle alpine, mais aussi des compétences relatives à sa gestion.

Par rapport à cette question, les outils de mesure et d’analyse des trafics demeurent des éléments centraux de l’analyse. L’objectif ici est de comprendre quelles représentations de l’espace alpin ces outils ont contribué à dessiner, en même temps qu’ils décrivaient les dimensions et les frontières de la question des trafics transalpins. Quels sont les impacts de cet espace alpin dessiné par la géographie des trafics sur la légitimation d’une « dimension alpine » de coordination des politiques et d’intervention dans le domaine de la gestion des transports dans la région alpine dans son ensemble ? Autrement dit, quelles sont les dynamiques à l’œuvre à la fois dans les représentations de la question alpine des transports et du territoire concerné par cette problématique ? Et quel est leur le rôle sur la structuration des modalités de l’action politique et sur l’émergence d’une espace géopolitique à l’échelle des Alpes, qui n’est pas uniquement un territoire destinataire d’actions spécifiques, mais surtout un espace de construction géopolitique, où de nouvelles formes de gouvernance et d’action se créent, en s’appuyant sur des représentations ad hoc des territoires concernés ? Nous nous intéresserons, dans la deuxième partie de cette thèse, à éclairer la relation qu’entretient un espace géographique des trafics, tel que les données le font percevoir, avec un espace géopolitique des transports, nouvel acteur politique en train d’émerger et de se former autour de cette problématique.

Cette question concernant le rôle des représentations géographiques dans l’élaboration politique nous amène à détailler d’un point de vue théorique la notion d’espace, en faisant appel à la géopolitique et à la géographie, dans le but de mieux préciser ce que nous entendons par « espace politique » appliqué au cas de la concertation alpine des mesures politiques de transports et de gestion des trafics. En cela, nous ferons référence aux branches de la géographie s’étant développée à partir de l’affirmation des idées de l’interactionnisme en géographie, qui a transformé l’étude de l’espace, jusque là conçu comme un cadre matériel dans lequel se déroulent les actions des acteurs, en l’étude des interactions réciproques entre les acteurs et les espaces, éléments, ces derniers, porteurs de significations pour les individus et capables d’en influencer les actions (Goffman, 1967). C’est sur la base de cette nouvelle conception de la géographie et sur les différentes traditions s’étant affirmées, au sein de cette discipline, autour de l’étude de la perception et de la représentation spatiale, que la géopolitique naît ou, plutôt, se refonde. La nouvelle géopolitique doit beaucoup aux travaux de C. Raffestin et, bien entendu, de Y. Lacoste, qui se sont attachés à étudier la relation théorique entre représentations et organisations du pouvoir et à analyser les rapports de force et les problèmes politiques à partir des représentations spatiales, des perceptions du territoire et des imaginaires collectifs influencés par une mémoire sélective de l’histoire, par des valeurs, des croyances ou des intérêts… Nous aborderons plus en détail les fondements théoriques de cette approche (en ouverture de la deuxième partie de cette thèse, chapitre 6), afin de justifier l’hypothèse, qui sous-tend cette analyse des dispositifs alpins de mesure des trafics, concernant le rôle des représentations spatiales dans la structuration de la gouvernance des transports dans les Alpes.

Notes
2.

Par « cadre des acteurs », nous désignons les acteurs avec leurs caractéristiques propres, mais aussi leur environnement et l’ensemble de leurs ressources cognitives, de pouvoir, etc. qui déterminent leurs relations aux autres acteurs et à leur environnement