1.2.2.1.Les outils de mesure et de prévision des trafics dans les processus décisionnels en transports

Les prévisions de trafic représentent une étape préliminaire au calcul économique, qui permet d’alimenter l’évaluation, en lui fournissant les données d’entrée principales dont ce processus a besoin. Il s’agit, donc, d’une étape délicate, en mesure d’affecter les résultats de l’évaluation économique. Mais elles constituent aussi un outil à part, doté de fonctions propres. Séparée de l’évaluation socio-économique, la prévision permet de définir un problème précis (« combien de poids lourds circuleront dans telle vallée à tel horizon ? », par exemple) et de dimensionner un ouvrage ou d’élaborer une mesure de politique de transport. Les prévisions sont, ainsi, un outil d’élaboration de projet, d’évaluation et d’aide à la décision, au-delà du rôle qu’elles jouent dans le cadre du calcul économique. A travers les nombreuses hypothèses qui sont à la base des modèles utilisés pour réaliser des projections dans le futur, les acteurs peuvent décrire l’état actuel du monde et définir les objectifs futurs vers lesquels ils envisagent de s’orienter. C’est aussi sur la base de cette capacité à fournir une représentation concrète des problèmes que, par exemple, les résultats produits par les études de prévision des trafics sont souvent mobilisés dans le cadre des débats publics sur les projets d’infrastructure. L’objectif de ces méthodes est en effet plus directement et plus rapidement perceptible, par rapport à d’autres outils du calcul économique, par un public non expert.

La prévision peut donc occuper plusieurs places dans les processus décisionnels. Ses résultats peuvent intervenir à des étapes différentes du parcours d’élaboration politique, en jouant des rôles différents sur la prise de décisions. En premier lieu, ils peuvent alimenter le débat préalable à l’élaboration des mesures politiques : utilisés plutôt du côté du problème, ils intègrent ainsi la première étape du processus décisionnel, celle de l’inscription d’une question à l’agenda politique et de la détermination des objectifs à poursuivre à travers une politique ou un projet. C’est pourquoi, à travers les hypothèses et les paramètres qui règlent les modèles, il est possible d’effectuer une lecture des priorités et des objectifs qui guident les décisions. En second lieu, ces outils peuvent être utilisés dans une étape ultérieure du processus, du côté des solutions : avec des fonctions différentes (de simulation ou d’évaluation), ils peuvent servir à élaborer ou à choisir ou, encore, à justifier les politiques à mettre en ouvre ou les projets à réaliser.

Les différents types d’usage de ces outils dans le cadre d’une procédure décisionnelle dépendent des finalités que l’on attache à ces instruments d’aide à la décision. Ils sont, ainsi, révélateurs du type d’approche qui caractérise, dans des systèmes différents, les logiques de l’élaboration politique et de l’action publique. Dans un tel cadre, une réflexion sur les usages et les pratiques de l’expertise, et notamment sur leurs évolutions, permet de comprendre l’évolution des logiques qui guident les pratiques de gouvernement. Cette réflexion peut, en particulier, aider à comprendre les points critiques, les raisons d’échec ou les contestations d’un processus décisionnel spécifique. En effet, conduite en relation avec une analyse plus globale de l’histoire et du contexte d’une politique ou d’un projet, une telle analyse peut permettre de comprendre les interrelations entre ce contexte et l’usage des outils, de manière à mettre en évidence quelles évolutions du contexte considéré ont poussé les pratiques d’expertise à évoluer et, à l’inverse, quels changements dans l’usage des outils ont déterminé une évolution du contexte dans lequel une politique ou un projet de transport sont étudiés. Ce raisonnement, appliqué à l’étude de cas du Lyon-Turin, se traduit par un questionnement concernant les relations entre l’évolution des objectifs politiques associés au projet et l’évolution des finalités assignées aux études de trafic. Le croisement de l’analyse de son histoire et de la lecture des outils économiques mobilisés au cours de cette histoire pour décrire, évaluer, défendre ou contester le projet, nous permettra de comprendre quand la nécessité de « sauver » le projet ou de répondre à des controverses ou à d’autres types de priorités politiques a produit un changement dans les pratiques d’expertise et quand, à l’inverse, ce sont ces mêmes pratiques qui ont déterminé l’évolution du projet, en faisant naître ou en clôturant des critiques et des controverses.

Le même raisonnement ne peut pas s’appliquer de manière exactement identique aux outils de mesure des trafics que nous étudions, même si une logique similaire préside à leur analyse. Dans les processus décisionnels, les bases de données alpines et les observatoires des trafics transalpins interviennent davantage du côté du problème. Le choix des variables à mesurer pour décrire le trafic transalpin impacte évidement sur la définition de la frontière du problème que l’on cherche à traiter dans le cadre des négociations sur les mesures de régulation à mettre en place : ces variables contribuent, en effet, à identifier la taille du problème et son évolution, en différenciant ces deux caractéristiques par rapport à la localisation du phénomène ; elles participent de cette manière à légitimer une action, les temps de l’intervention et les échelles spatiales concernées. En même temps, les bases de données disponibles et l’évolution des variables qu’elles prennent en compte ont un impact direct sur les modèles de prévision des trafics : en fournissant les éléments d’entrée des modèles, elles permettent, voire déterminent, leur évolution. En outre, au-delà de ce rôle des indicateurs de trafic qui – comme nous l’avons abordé dans le point précédent de cette présentation des différents cadres théoriques de l’analyse – consiste à définir un problème et, par-là, à formuler une représentation d’un espace géographique indispensable à la justification d’une stratégie politique, leur usage peut être également discuté et fournir des éléments de réflexion utiles quant à la place et aux conditions d’usage des outils techniques dans les processus décisionnels. En effet, les modalités de construction de ces dispositifs, les acteurs appelés à les définir, utiliser et partager, mais surtout les finalités qui leur sont assignées au sein de la négociation et de l’élaboration politique, déterminent les conditions d’efficacité de ces outils, leur capacité à être déterminants sur la prise de décisions. Ainsi, nous n’analyserons pas uniquement le rôle de ces dispositifs dans le cadre de la construction d’une définition partagée du problème du transit à l’échelle alpine, mais également les changements quant aux pratiques de production et d’élaboration de ces données qui ont permis à ces outils d’être reconnus et acceptés afin d’opérer, en fin de compte, comme le catalyseur et le ciment d’un processus de coopération dans la négociation des politiques de transport alpines.