1.3.1.Choix méthodologiques

L’accès aux sources d’information nécessaires à notre analyse s’appuie sur une méthode d’observation directe à la fois participante et d’analyse des sources documentaires. Dans le cadre de l’observation participante, l’accès aux sources d’information passe par la rencontre d’acteurs impliqués sur les terrains étudiés. Il faut, toutefois, distinguer entre deux degrés de participation différents : d’un côté, celui d’une plus faible implication, lorsque les acteurs sont interrogés dans le cadre d’un entretien et, de l’autre, celui d’une intervention directe, lorsque les acteurs sont observés sur le terrain, dans le déroulement de leurs fonctions, à travers notre participation à des réunions, groupes de travail et missions. Les différents types de collecte des informations permis par l’analyse documentaire, l’analyse des enquêtes et l’analyse participante présentent des avantages et des limites spécifiques. Si le croisement de plusieurs sources d’information constitue, peut-être, un moyen de combler les limites respectives des méthodes d’observation adoptées, il faut néanmoins être averti des risques inhérents au recours à l’une ou l’autre de ces pratiques d’accès à l’information, afin de pouvoir autant que possible les prévenir.

La rencontre d’acteurs à travers un entretien implique sans doute une posture d’observation plus en retrait que l’observation directe des acteurs sur le terrain. Cette dernière méthode, dans laquelle l’observateur occupe un rôle au sein de la situation étudiée, correspond à la définition classique de l’observation participante. Le risque extrême, dans ce cas, est de « virer indigène » (Cefaï et Amiraux, 2002), c’est-à-dire de perdre de la distance nécessaire, par rapport à l’objet observé, afin de pouvoir mettre en perspective et analyser l’information collectée. « Enquêter, c’est avant toute autre chose tisser une relation d'échange, mais une relation d’échange bien souvent à sens unique, dans l’unique but d’obtenir des informations » (Lalive d’Épinay et Soulet, 2007). Cela pose le problème de gérer cette relation avec le souci d’objectivation qui prévaut dans une démarche scientifique. En effet, la participation implique une restriction de la liberté et de la mobilité de l’enquêteur dans l’analyse de l’objet de son enquête, dans la mesure où cette participation consiste à assumer un rôle, qui impose un point de vue, un positionnement. Il s’agit, dès lors, d’être conscients du fait que les terrains peuvent être « trompeurs » et de comprendre les effets du positionnement sur la production des résultats de l’analyse.

Le même risque se présente, peut-être dans une moindre mesure, lorsqu’on a recours à des entretiens. La méthode du « récit de vie », qui implique l’analyse et la compréhension de situations à partir du vécu des individus, comme eux-mêmes le racontent, comporte un risque de subjectivité. Cette méthode est, en effet, souvent accusée de contrevenir à l’objectivité de l’observation scientifique pour deux raisons complémentaires. En premier lieu, parce que le récit est produit dans un contexte d’interaction entre deux ou plusieurs personnes. Dès lors, cette interaction est censée conditionner le récit fait par l’enquêté, tant dans son contenu que dans sa forme. Le problème du manque d’objectivité tient, dans ce cas, à l’enquêté. Le second risque tient à la subjectivité de l’enquêteur dans l’interprétation des informations (Brun, 2001). Dans ce cadre, il ne faut pas oublier que, comme le souligne Peneff (1990), au travers du récit de vie, ce n’est pas la reconstitution de la mémoire du sujet qui est l’objectif, mais un recueil d’informations sur l’environnement enquêté. L’analyse de cette information représente une deuxième étape de notre travail, que nous ferons intervenir après avoir complété le recueil des données par le recours à d’autres sources. En effet, l’une des solutions méthodologiques au risque de subjectivité consiste en la diversification de l’information et des sources d’information.

Dans ce cadre, le recours aux sources documentaires vient compléter notre connaissance du sujet et nous aider dans l’effort d’objectivation et de systématisation dans l’observation qui sont nécessaires, afin d’éviter le risque de « capture » que présentent les méthodes participantes. En même temps, ces méthodes nous permettent de développer une analyse différente, par rapport à celle qui se fonderait uniquement sur l’analyse documentaire. L’intérêt scientifique d’une démarche d’observation participante consiste, en effet, dans le type de connaissances qu’elle permet d’acquérir. L’objectif que nous nous sommes donnée d’analyser le fonctionnement et l’organisation de la « boîte noire des outils techniques » nécessite une immersion directe sur le terrain, afin de pouvoir observer les acteurs en train de construire ces outils, de les utiliser et débattre. L’immersion sur le terrain correspond donc à cette double exigence de recueillir des informations et d’observer de l’intérieur le processus à travers lequel cette information est produite et traitée. Le simple recours aux sources documentaires nous aurait donné accès à un champ plus restreint d’observations possibles. C’est en cela que consiste le risque des méthodes non participantes, qui est, à l’opposé de la participation, celui d’une trop grande distance par rapport à l’objet étudié (ethnocentrisme). Cette distance excessive pourrait, en effet, jouer en défaveur de l’analyse, en réduisant la connaissance et, par conséquent, les possibilités de compréhension et d’analyse des données recueillies. Ainsi, nous pensons que, d’un côté, le recours à des méthodes non participantes pourrait représenter un moyen de réduire les risques de subjectivité propres aux méthodes participantes ; à l’inverse, ces dernières pourraient s’avérer utiles afin de réduire les risques de distorsion dans l’analyse auxquels conduirait une connaissance uniquement construite sur des sources documentaires, sans avoir eu accès au terrain étudié.

Enfin, nous souhaitons nous arrêter un instant sur une spécificité importante de notre recherche. Celle-ci tient à notre posture d’économiste des transports. En effet, notre démarche a délibérément consisté non seulement à analyser les discours et le jeu des acteurs d’un point de vue externe, « en sociologue », mais aussi à observer, à travers le travail d’autres économistes des transports, l’usage des outils de la discipline. Cette deuxième part de l’observation n’est par nature pas aussi distanciée que la première. Nous venons d’expliquer comment nous avons cherché à encadrer cette composante de notre investigation par des méthodologies propres à soutenir l’effort de distanciation qu’impose le travail d’analyse. Nous voudrions néanmoins expliciter l’intérêt d’une posture moins classique parce que plus engagée vis-à-vis de son objet de recherche. Le premier avantage de cette posture est de permettre un accès plus direct et indépendant aux problématiques techniques qui apparaissent au fil de l’exploration. On verra par exemple, quand l’étude de cas du projet Lyon-Turin amènera à s’interroger sur la façon dont les modèles de prévision de trafic prennent en compte les effets de long terme de la croissance économique, que le recours à la littérature scientifique sur ce thème, sans qu’il soit suggéré par un acteur, permettra de formuler la question sous une forme différente.

Mais cette posture d’économiste répond aussi à une problématique ouvertement pluridisciplinaire. Nous avons expliqué dans le présent chapitre que l’objectif de cette thèse est d’une part d’éclairer le processus d’élaboration des politiques publiques de transport dans les Alpes et son incidence sur l’émergence d’un espace géopolitique des transports alpins. De ce point de vue, la mesure de l’incidence des outils technico-économiques reste dans le cadre d’une interrogation « classique » en analyse des politiques publiques. Une autre partie de notre questionnement est plus prescriptive en ce qu’elle vise à participer à l’évolution des outils de l’économie et de leurs usages. Mais ce deuxième ensemble d’interrogations n’est pas posé uniquement en référence à la rationalité sous-jacente à l’économie. L’amélioration des outils et de leurs usages à laquelle nous entendons contribuer est surtout à entendre du point de vue du processus d’élaboration des politiques de transport. Elle est structurée à l’aune des contraintes du système alpin que nous observons. Ainsi, comme nous le verrons, l’élaboration des politiques de transport dans les Alpes est engagée dans un mouvement d’élargissement de l’assemblée des acteurs qu’elle implique. C’est en réponse à cet enjeu que nous considérerons comme un progrès l’apparition d’outils ou de procédures d’usage permettant effectivement la prise en compte de points de vue plus variés ou l’appropriation des explorations technico-économiques par un plus grand nombre d’acteurs. L’amélioration des outils que nous visons est donc conçue dans le cadre d’une rationalité procédurale plutôt que substantielle, posée a priori. Exprimée en ces termes, au croisement de champs disciplinaires différents, notre problématique nous semble alors appeler un croisement de méthodes d’investigation et un croisement de grilles d’analyse qui répondent à cette diversité.

Le croisement de sources d’information diversifiées, que nous allons décrire au cours des paragraphes suivants, est enfin conçu afin de garantir une meilleure exhaustivité dans la connaissance des faits et des situations analysés. La démarche a de fait consisté à construire une connaissance personnelle du sujet étudié. Elle s’est bâtie sur l’accumulation progressive d’expériences et de connaissances tantôt formalisées – dans le domaine de l’économie des transports ou sur l’analyse des jeux d’acteur par exemple – et tantôt tacites – telle la connaissance du milieu qui a constitué notre terrain – au cours d’un travail de plusieurs années sur le sujet d’étude. Cette culture personnelle a fini par constituer elle-même une source d’information, qui nécessite les mêmes précautions d’emploi, le même souci d’objectivation que les autres sources auxquelles nous avons pu accéder (récits d’acteur, presse, rapports de travail, données et indicateurs).