Partie 1 - Le Lyon-Turin et l’émergence d’une dimension alpine des politiques de transport de marchandises. Une lecture par les outils d’analyse des trafics

Introduction

Le projet Lyon-Turin s’inscrit étroitement dans le processus qui a mené à l’émergence et ensuite à l’affirmation d’une question alpine des transports, tant pour ce qui concerne l’évolution du contenu politique des objectifs associés au projet au fil du temps que pour l’évolution du cadre des acteurs concernés ayant pris part à sa définition. Nous montrerons, dans cette partie de la thèse, comment l’histoire de ce projet s’est développée à travers le travail mené par un nombre considérable d’acteurs et comment, au final, cette histoire a façonné la forme et les temps de l’inscription de la question du transit alpin dans les agendas politiques des différentes échelles territoriales concernées.

Nous pouvons d’ores et déjà, avant de démarrer l’analyse du processus de « construction » de ce projet, remarquer sa nature composite. Il s’agit d’un projet ferroviaire de franchissement d’un obstacle naturel important qui vise à desservir un territoire montagneux par une ligne assimilable à une ligne de plaine. Cet objectif comporte la construction d’un tunnel de base, qui perce les Alpes à leur base sur une longueur de 54 km, ainsi que de deux nouvelles lignes d’accès au tunnel d’un côté et de l’autre de la montagne. La forme de ce projet - son tracé, donc, mais aussi l’existence même des différentes parties dont il se compose - n’a pas toujours été la même au fil des vingt ans qui se sont écoulés depuis le moment de sa première conception. Ses fonctions se sont révélées également mouvantes dans le temps : on a entendu parler tour à tour de grande vitesse et de grande capacité, avec à chaque fois l’affirmation d’une priorité différente. Le projet a vu ainsi sa composante fret prévaloir sur sa composante voyageurs et vice-versa selon les moments historiques différents. Deux points seulement n’ont jamais bougé : la présence d’un tunnel de base, qui n’a été remise en cause que très récemment avec l’ensemble du projet par les opposants de cet ouvrage, et sa nature mixte fret et voyageurs du point de vue des trafics desservis.

Il s’agit également d’un projet complexe du point de vue des échelles géographiques concernées ainsi que des niveaux institutionnels divers où il a été discuté. Le Lyon-Turin est en effet un projet ferroviaire français, né en France et conçu par la SNCF, mais qui concerne un territoire binational et qui a donc été développé et discuté à la fois en France et en Italie, dans deux pays aux exigences différentes par rapport à la question du franchissement alpin. Il a fait l’objet d’études et de travaux de planification conduits par des acteurs techniques divers, les deux chemins de fer nationaux, par exemple, aux cultures ferroviaires différentes ; mais il a aussi fait l’objet de négociations dans des contextes politiques différents de par leurs organisations institutionnelles ou le cadre normatif de référence de l’évaluation et la décision en matière de projets infrastructurels. Il s’agit donc d’un projet français, mais qui avant d’être français a surtout été rhônalpin, pour sa portée régionale et pour l’implication antérieure et plus grande de la Région Rhône-Alpes par rapport à celle de l’État. Il s’agit, en outre, d’un projet français par naissance, mais italien par « vocation », en raison de l’intérêt géostratégique plus fort qu’il revête pour l’Italie par rapport à la France. Tel qu’on le connaît aujourd’hui, il s’agit d’un projet qui, bien que conçu par la SNCF et inscrit au Schéma Directeur français des liaisons à grande vitesse, présente des spécificités qui l’éloignent de la doctrine ferroviaire française pour le rapprocher du modèle allemand et italien, caractérisé par la coexistence de trafics fret et voyageurs sur une même ligne à grande vitesse. Il a été cependant conçu à sa naissance dans une logique complètement inverse, résultant de la suprématie de la doctrine française qui s’était imposée d’emblée sur la conception italienne du projet. Ce projet franco-italien est également l’un des projets européens les plus connus et débattus : il fait partie depuis 1994 des 30 projets RTE-T de la liste d’Essen et, depuis 2004, il est l’un des six projets à réalisation rapide choisis par la Commission européenne. Son « côté européen » est peut être l’un des aspects les plus mis en avant de ce projet, sur lequel l’Europe a décidé de s’engager particulièrement en raison de sa nature transfrontalière. En le supportant avec un travail qui a relevé plus de la construction rhétorique que de l’engagement concret, l’Europe a fait du Lyon-Turin le « maillon manquant du Corridor européen V », selon l’expression consacrée. Cela risque parfois de faire oublier que le Lyon-Turin est avant tout un projet de transport alpin, qui fait partie d’un ensemble de quatre projets ferroviaires de franchissement alpin aux caractéristiques similaires, et que c’est donc à l’intérieur de ce contexte qu’il faut toujours le replacer lors que l’on envisage de dresser un bilan de son utilité.

Le Lyon-Turin est ainsi un projet qui s’inscrit dans la politique des transports d’un nombre considérable d’acteurs, où il est appelé à répondre à des objectifs et des stratégies divers, qui n’ont pas toujours été présents dans la définition du projet. Ce que nous connaissons aujourd’hui de ce projet est le résultat d’un parcours qui a amené à réfléchir à des problématiques variées, en faisant évoluer la vision des problèmes et des solutions que les choix politiques sont susceptibles d’apporter. Ce parcours a conduit par exemple à faire évoluer les approches de la politique infrastructurelle, en déterminant le passage d’une logique uniquement orientée vers les questions techniques de transport à une vision plus large, orientée vers les territoires, l’environnement et la prise en compte de l’ensemble des interrelations existantes entre des systèmes divers : l’économie, l’environnement, les transports et les populations. La manière dont tous ces différents aspects se sont affirmés n’a jamais relevé d’un travail « neutre », exempt d’intérêts particuliers, de la part des acteurs qui se sont attachés à leur définition. Elle a répondu à des logiques stratégiques, parfois tournées par exemple vers la recherche d’un consensus politique, d’une source de légitimation, d’un moyen d’autonomisation ou d’affirmation des compétences… Mais cela n’a pas toujours été le cas. Dans une logique latourienne, où les processus d’innovation sont décrits comme des forums hybrides d’entités hétérogènes, acteurs humains et non-humains ou techniques se combinant de manière presque indifférenciée au sein des processus décisionnels (Latour, 1989 ; 1998), nous pouvons opposer aux logiques stratégiques des acteurs humains la capacité de résistance ou d’orientation des choix propres aux outils de l’expertise technique. Ces deux groupes d’acteurs interagissent au sein des processus décisionnels et façonnent les décisions politiques. Ainsi, l’évolution du projet a été également le fruit des résultats produits par les outils techniques mobilisés dans l’évaluation et dans l’argumentation de cette politique d’infrastructure. Dans l’un et dans l’autre cas, le projet Lyon-Turin reste le fruit d’un long chemin d’interrelations entre le projet, les outils techniques adoptés pour l’analyser, les acteurs intervenus dans sa discussion et élaboration et les objectifs politiques qui y sont associés.

Le poids de l’histoire dans la compréhension du Lyon-Turin est d’autant plus important que la durée des débats, des études et des négociations atteint désormais le seuil des 20 ans. La longueur de ce processus décisionnel s’explique pour partie par la coexistence de ces plans multiples dans lesquels le projet s’insère et à partir desquels on peut l’observer, en lui attribuant des fonctions et des objectifs différents. Symétriquement, l’existence de ces dimensions diverses d’un seul projet est le résultat de la persistance de ce processus, qui, en raison des nombreux conflits soulevés, a vu le temps de la décision s’allonger au fil des années. C’est ce même allongement de la décision qui a produit, dans une sorte de perpétuel cercle vicieux, l’affirmation de nouveaux acteurs et de nouveaux points de vue. Ainsi, aujourd’hui ce projet ambitieux se présente comme une somme d’intérêts et d’objectifs différents et son histoire comme un parcours de complexification progressive. Or, tous ces éléments, qui caractérisent aujourd’hui ce que l’on appelle Lyon-Turin, ainsi que la manière dont ces éléments se sont affirmés et combinés au cours de sa longue histoire représentent un outil précieux afin de comprendre la configuration actuelle du projet ainsi que les problématiques que le débat sur sa concrétisation soulève. Lorsque l’on s’interroge, par exemple, sur les causes des fortes oppositions que ce projet a occasionnées ou des raisons pour lesquelles l’on a souvent vu piétiner dans son parcours décisionnel, on est obligé de se confronter à son histoire.