Chapitre 2 - Présentation du projet Lyon-Turin : objectifs et méthodologie de l’étude de cas

Introduction

Un premier objectif de la recherche consiste à reconstruire l’histoire du Lyon-Turin afin de garder une trace des évolutions subies par le projet, des compromis atteints et des controverses déjà résolues. Garder une mémoire de son évolution implique d’initier l’analyse à partir des premières propositions d’un nouveau lien ferroviaire dans le nord des Alpes françaises. Les questions relatives à l’origine du projet ouvrent sur les modalités d’inscription d’une idée aux agendas politiques, sur les stratégies et les intérêts des acteurs impliqués dans une action politique et sur les évolutions de l’ensemble de ces facteurs au fil du temps. Comment l’idée est-elle apparue ? Quels ont été ses premiers soutiens ? Comment s’est-elle imposée de part et d’autre des Alpes ? Comment enjeux européens, nationaux, régionaux, locaux se sont-ils articulés pendant toute cette période ? Toutes ces questions renvoient à l’analyse des conditions de mise à l’agenda politique d’un problème. Selon une bonne partie de la littérature en politologie, les idées réussissent à survivre au processus politique seulement lorsque des sponsors politiques décident de se porter promoteurs directs de ces idées (Olson, 1978). Par conséquent, l’analyse des modalités par lesquelles une politique naît et se construit, ou, autrement dit, un objectif passe du monde des idéologies au monde des actions et s’enracine dans le processus décisionnel, a comme élément central l’ensemble des acteurs actifs dans le processus. Ce cadre des acteurs est décrit par des caractéristiques telles que le réseau des relations, l’organisation ou les règles régissant ce réseau, les coalitions et les intérêts des acteurs. Sur la base de ces différentes caractéristiques, le rôle joué par les acteurs dans l’évolution d’une question depuis le monde des idées vers le monde des politiques peut s’interpréter selon des perspectives diverses. Les auteurs de l’approche fondée sur la théorie du choix rationnel soutiennent le rôle central dans l’analyse de la confrontation entre les intérêts opposés d’acteurs rationnels qui cherchent à maximiser leur utilité individuelle. Pour ces auteurs, les acteurs politiques agissent sur la base d’intérêts précis, qu’ils cherchent à poursuivre en utilisant, dans leurs discours et avec des modalités différentes, les idées comme des instruments. Cette instrumentalisation peut par exemple viser à créer des coalitions, en faisant varier les relations internes au processus décisionnel ou en déterminant l’entrée des nouveaux acteurs qui en modifient la configuration. Les idées, dans ce cas, servent à construire des alliances stratégiques (Golstein, Kehoane, 1993). Elle peut également être utilisée afin d’éloigner certains acteurs du processus décisionnel, par exemple en délégitimant des politiques ou des institutions existantes (Blith, 2001). Enfin, ce qui représente l’accusation la plus fréquemment adressée aux discours politiques, les idées peuvent être utilisées a posteriori, lorsque les décisions sont déjà prises, dans une fonction de justification (Notermans, 1998). Ainsi, les réponses aux multiples questions relatives à l’origine du projet demandent d’étudier, à partir des discours et des instruments utilisés dans la construction des discours, les stratégies mises en œuvre et les objectifs poursuivis par les acteurs ayant été partie prenante au processus décisionnel. Les réponses à ces questions concernant le passé et l’évolution du projet sont essentielles afin de comprendre la configuration du Lyon-Turin aujourd’hui.

Elles ouvrent également sur l’avenir, tout d’abord en permettant de suivre l’évolution des modalités de définition d’une mesure politique. Elles ouvrent aussi sur l’avenir en permettant de lire les impacts qu’en retour, cette mesure exerce sur le contexte des connaissances et sur les objectifs propres au contexte décisionnel où elle a été débattue et construite. Ainsi, le travail rétrospectif de reconstruction historique du projet s’articule avec des finalités et des préoccupations orientées vers le futur. Tout d’abord, l’entretien de la mémoire des projets exerce son utilité dans la tentative d’éviter que les controverses et les confrontations qu’ils soulèvent ne mènent à une situation bloquée. Il est désormais devenu nécessaire, pour intervenir sur un projet d’infrastructure – quelle que soit la position que l’on adopte vis-à-vis de l’opportunité de sa réalisation –, de garder la trace des évolutions et des compromis qui l’ont déjà façonné. Cette reconstruction de la mémoire du projet Lyon-Turin montre qu’un projet de cette ampleur n’appartient ni à ses promoteurs ni à ses détracteurs, mais à une collectivité beaucoup plus large d’individus et d’institutions qu’il englobe dans sa conception même. C’est dans cette capacité à intégrer des positions multiples et même divergentes que réside la possibilité d’exister d’un projet. Sans cette capacité à internaliser les critiques, à résister aux controverses, un projet ne progresse pas et il est destiné à l’abandon. Ainsi, retracer l’histoire du projet répond à un deuxième objectif : parvenir à une évaluation du Lyon-Turin sur la base de sa capacité d’apprentissage. Cette capacité d’apprentissage par rapport au changement donne une mesure de la qualité et de l’ampleur de la réponse du projet aux exigences et enjeux divers des contextes dans lesquels il vient s’inscrire. Dans cette optique, elle correspond à une règle de prudence en matière de gestion de projet, qui consiste à minimiser les oppositions et les incertitudes. Elle permet, en outre, de comprendre le progrès du projet vers sa réalisation.

L’évaluation de la capacité d’apprentissage du projet nous intéresse tout particulièrement ici en relation avec l’analyse des politiques de transports alpines. Le Lyon-Turin se présente aujourd’hui comme un projet de transport alpin et partage, dans sa représentation publique, les objectifs qui sont à la base des mesures politiques étudiées et envisagées dans le cadre de la collaboration mise en place parmi les pays de l’espace alpin pour la gestion des trafics à travers les Alpes. De ce fait, il contribue au développement des discussions et des négociations qui ont lieu tant à l’intérieur et qu’à l’extérieur de cet espace, avec l’Union européenne notamment, concernant l’élaboration d’une politique alpine des transports. Néanmoins, le projet n’a pas toujours été « alpin » : il n’a pas toujours partagé les objectifs défendus à l’échelle alpine et les lieux de sa discussion n’ont pendant longtemps pas dépassé les frontières nationales de la France et de l’Italie. Dès lors, l’analyse de l’évolution des représentations du projet est conçue dans l’optique d’aider à comprendre comment le Lyon-Turin a été un élément d’évolution des visions française et italienne du franchissement alpin vers une vision plus globalement alpine. L’objectif est de comprendre, en expliquant comment le projet est parvenu à s’inscrire dans la démarche d’affirmation d’une question alpine des transports, dans quelle mesure son histoire a participé à façonner la forme et les temps du développement d’une politique alpine de transport, tant pour ce qui concerne l’organisation et les acteurs de la négociation que pour ce qui concerne les mesures étudiées et les objectifs visés.