2.1.2.1.Définir la frontière du processus décisionnel : la growth machine du Lyon-Turin

Le processus de construction du projet a eu lieu essentiellement au sein d’un groupe restreint d’acteurs « internes » que l’on pourrait rapprocher du concept de growth machine (Logan et Molotch, 1987). Par le terme de growth machine on désigne des réseaux d’accords formels et informels entre acteurs publics et privés qui sont intéressés à la croissance des investissements économiques : administrateurs, élus à la recherche de consensus électoral, entrepreneurs locaux à la recherche de moyens pour accroître leurs profits, bureaucrates publics à la recherche d’autonomie. Tous ces acteurs, que l’on peut ramener à trois catégories distinctes (acteurs politiques et institutionnels, acteurs privés ou économiques, opérateurs de transport), se coaliseraient afin d’attirer des investissements sur leur territoire (Elkin, 1987) et profiteraient dans certains cas de l’appui des universités et des institutions culturelles engagées dans le soutien à la compétitivité économique du territoire (Le Galès, 2003). Ainsi, si l’on cherche à appliquer les catégories de la growth machine au cadre des acteurs du Lyon-Turin qui ressort de cette revue, on constate que le déroulement du processus décisionnel a été conduit par un ensemble :

  • d’acteurs politiques et institutionnels, composés par les différents niveaux de gouvernement concernés par le projet : les deux gouvernements centraux des États, réunis à partir d’un certain moment dans une commission binationale (la CIG), l’Union européenne, les Régions Rhône-Alpes et Piémont, les départements de la Savoie, du Rhône, de l’Isère et la Provincia di Torino ;
  • d’opérateurs ferroviaires, la SNCF et les FS, qui se séparent après l’application de la directive européenne n. 440/1991 en 1997 en : SNCF et RFF en France et Trenitalia et RFI en Italie ;
  • d’acteurs économiques, représentés par deux comités de promotion, la Transalpine en France et Transpadana en Italie, qui réunissent les sujets du monde des entrepreneurs de Rhône-Alpes et de la plaine du Pô.

La figure 1 illustre l’ensemble d’acteurs techniques et politiques qui sont intervenus dans l’étude, l’élaboration et la prise de décisions relatives au Lyon-Turin. C’est au sein de ce groupe restreint qu’a eu lieu la concertation entre les acteurs « importants » sur le projet. Egalement, c’est au sein de ce groupe restreint que le projet a suivi son parcours de « concrétisation » à travers un processus décisionnel qui peut être qualifié, selon le classement des méthodes décisionnelles proposé par Bobbio (1999), d’exclusif et concerté (deliberative). Selon cette typologie, les procédures décisionnelles en matière de grands ouvrages se caractérisent par deux critères :

  • la dimension de l’inclusion : combiens et quels acteurs participent à la prise de décisions ? Sur cette base, il est possible de distinguer les méthodes inclusives et les méthodes exclusives ;
  • la dimension relative à la forme de la négociation : la concertation peut avoir lieu sur la base des arguments exprimés par les acteurs ou sur la base d’intérêts prédéfinis. Les méthodes varient, dans ce cas, des procédures concertées à celles non-concertées.
Fig. 1 – La
Fig. 1 – La growth machine du projet

Source : élaboration propre

Le concept de concertation dans le processus décisionnel du Lyon-Turin indique une modalité d’élaboration politique qui, en opposition à une logique de construction du consensus auprès du plus grand nombre d’acteurs (participation), se fonde sur des partenariats clairement explicités, où les acteurs « importants » sont connus et où la construction du consensus est limitée à la « salle des commandes ». Nous nous sommes, par conséquent, consacrés à l’analyse de la concertation qui a eu lieu au sein de la growth machine du Lyon-Turin. A l’aide des outils techniques utilisés par ces acteurs, nous avons reparcouru le processus de construction d’une vision partagée des problèmes et des objectifs à l’intérieur de ce groupement décisionnel d’acteurs, traversé aussi par des divergences importantes. De nombreuses questions sous-tendent cette analyse. Il est tout d’abord nécessaire de comprendre comment s’est formée une growth machine : Quels acteurs en ont été à l’origine ? Comment s’est-elle formalisé ? Quand peut-on situer son origine ? Ce dernier point demande, une fois les acteurs principaux identifiés, de les placer sur une échelle chronologique. Toutes ces questions impliquent de se référer à l’histoire du projet, aux acteurs et à leurs intérêts, à l’ensemble des événements externes au contexte du projet et aux outils mobilisés dans l’évaluation et le débat. Dès lors, il s’agit de montrer que tant les acteurs que les outils ont une « vie propre » et que les effets qu’ils produisent sur les décisions concernant le projet dépendent des autres contextes dans lesquels ils sont insérés. Ainsi, cette analyse s’attache à repérer les logiques qui sont derrière les actions des acteurs et l’usage de ces outils : des logiques stratégiques ou des logiques purement heuristiques façonnent l’évolution du projet.