2.1.3.Les outils techniques de la décision

L’analyse des discours des acteurs ayant participé à la concertation interne à la growth machine montre qu’un des éléments de l’évaluation technico-économique du projet a eu une place centrale dans les débats : le thème des trafics. Quel type de trafic ? Quel volume de trafics dans le présent et dans l’avenir ? Quelle vision de la place des transports dans les systèmes de l’économie et de l’environnement ? Tous ces éléments ont largement dépassé le cadre technique de l’évaluation économique du projet, où la demande des trafics prévue pour un projet représente l’une des principales variables déterminant sa réalisation. En effet, du point de vue de la collectivité, les avantages socio-économiques liés à la réalisation d’un projet sont principalement déterminés par la demande estimée, qui sert finalement de base au choix et à la hiérarchisation des investissements publics, dans une optique de maximisation du bien-être social. Du point de vue du financeur du projet, les prévisions de trafic déterminent les recettes escomptées et sont à la base de l’évaluation financière du projet.

L’hypothèse à la base de notre analyse du projet Lyon-Turin est que les questions relatives aux évolutions du trafic ainsi que les réponses apportées lors des différentes étapes du projet dépassent le cadre de la simple réalisation du projet, pour participer à définir le contexte plus large des enjeux et des objectifs des politiques de transports dans l’espace alpin. Dans cette optique, il s’agit de distinguer, en analysant les discours des acteurs, les cas où le recours aux outils de prévision des trafics a été principalement envisagé dans une optique d’accumulation d’arguments de circonstance, visant à justifier ou à contester la réalisation du projet, des cas où ces arguments, même lorsqu’ils étaient conçus dans une optique précise de justification/contestation, ont fini par changer la perception collective de la place du projet dans la politique des transports, le cadre des enjeux qui lui sont attachés ainsi que la définition des objectifs et des mesures de cette même politique. Dans ce dernier cas, l’influence des outils techniques mobilisés dans la négociation et le débat politique ne se limite pas au simple cadre du projet. Leur usage aurait au contraire participé à modifier – en accélérant la vitesse du changement ou en influençant l’ordre des priorités – les objectifs généraux à atteindre dans le cadre des politiques de transports des différents échelons territoriaux concernés : l’Union européenne, la France et l’Italie, voire les collectivités locales.

Ainsi, les études de trafic auraient joué un double rôle. En tant qu’outil privilégié avec lequel les acteurs ont alimenté le débat sur la nécessité de cet ouvrage, elles n’auraient pas uniquement servi à dimensionner d’un point de vue technique le projet, en fournissant les inputs de base au calcul économique pour évaluer sa rentabilité, les temps optimaux de la mise en service ou sa localisation. Elles auraient aussi constitué un apport spécifique au processus décisionnel d’élaboration des politiques de transport à mettre en place dans cette partie de l’espace alpin à la frontière entre la France et l’Italie et, plus largement, dans l’espace alpin dans son ensemble. Les grands projets d’infrastructure représentent, en effet, les principales occasions pour mener ce type d’études, susceptibles d’alimenter des réflexions plus générales sur les politiques de transport, d’autant plus que les résultats qu’elles produisent sont, en partie à cause de leur complexité, rarement univoques et se prêtent donc à des interprétations variées, voire à des usages instrumentaux, pouvant alimenter un débat plus large sur les nombreux implications possibles de chaque décision. En effet, en raison de leur complexité et du grand nombre d’hypothèses qui sont à la base des modèles, ces études offrent aux acteurs qui les réalisent et utilisent une occasion pour réfléchir à des questions multiples et pour prendre en compte, voire reconsidérer, les hypothèses qui gouvernent les modèles et qui synthétisent la vision du monde, de son fonctionnement actuel et de la configuration future que l’on veut atteindre. De ce fait, la définition et la réalisation d’un grand projet d’infrastructure est souvent un moment intéressant pour voir émerger des réflexions nouvelles concernant les politiques d’aménagement territorial et des transports. Les outils de l’expertise techniques participent à ce processus politique et, de ce fait, ils constituent un instrument d’observation privilégié pour son analyse.

Mais le rôle que ces études jouent dans la définition des politiques n’est pas uniquement passif. Elles illustrent aussi le degré d’autonomie dont disposent les techniques d’estimation de trafic. En mettant en lumière des résultats parfois contrastants avec la volonté des acteurs qui les avaient conçues, elles les ont obligés, en effet, à rendre compte des nouveaux aspects issus de l’analyse des flux, à intégrer les contradictions soulevées et à reformuler in fine le cadre des dimensions du projet. Ce processus de reformulation passe bien évidemment par la confrontation des acteurs, par les stratégies et les justifications qui sont mises en œuvre dans le jeu d’acteurs qu’ils engagent. Dans ce cadre, les hypothèses des études peuvent constituer alors un élément important pour les acteurs se confrontant dans ce travail de redéfinition. Et les études de trafic représenteraient ainsi les lieux de la concertation au sein de la growth machine, où la vision des faits et des objectifs est remise en cause et rediscutée.