2.1.3.1.L’analyse du rôle des outils techniques dans la prise de décisions : rappels théoriques

Notre analyse se fonde sur l’hypothèse que les études de trafic ont joué un rôle primordial dans l’évolution du projet, pour la double raison qu’elles représentent un outil de confrontation et qu’elles ont une « vie propre ».

C’est dans ce dernier sens qu’on parle d’« actants » en se référant aux outils techniques. Nous avons déjà décrit, dans le chapitre introductif de cette thèse (1), le cadre théorique dans lequel s’inscrit notre problématique. Alors, nous avions souligné l’approche qui, à la croisée entre l’analyse des politiques publiques et la sociologie des sciences, prend en compte, dans l’analyse des processus décisionnels, tant les acteurs humains que ces acteurs inanimés que sont les outils de l’expertise technique et les dispositifs institutionnels ayant influencé, comme les acteurs, la prise de décisions. Cette approche emprunte de l’analyse des politiques publiques l’idée que pour comprendre la façon dont émerge une politique publique, il est indispensable de saisir les jeux d’acteurs. Il s’agit d’« ouvrir la boîte noire » des organisations pour observer les institutions en action, à l’instar de ce que Callon et Latour ont fait avec le processus de production scientifique (Callon et Latour, 1981 ; 1986). De la sociologie des sciences, elle reprend en outre l’idée que les objets sont autant des actants, sorte d’acteurs inanimés, qui sont influencés dans leur fabrique et leurs usages par les acteurs autant que les acteurs sont influencés par les instruments qu’ils mobilisent. Ainsi, nous soulignons ici comment, dans l’analyse de l’étude de cas du projet Lyon-Turin que nous allons développer dans cette première partie de la thèse, notre travail s’attachera tout particulièrement à ouvrir la boîte noire, non seulement de la construction sociale des outils (à travers une analyse, donc, des interactions qui ont lieu entre les acteurs et les organisations), mais aussi la boîte noire de leur construction technique.

Ce type d’analyse justifie la mobilisation de compétences spécifiques en économie des transports, qui nous permettront de mieux comprendre et analyser les impacts des différentes décisions prises, ou délaissées, aux différentes étapes du processus décisionnel. Ainsi, en réfléchissant sur le travail technique d’évaluation et sur la négociation politique qui ont été conduits autour du projet Lyon-Turin, nous envisageons de tirer de cet exemple quelques conclusions sur l’usage des instruments techniques dans les processus décisionnels. A la différence de la théorie de l’analyse des politiques publiques via les instruments, de laquelle notre travail s’inspire, nous nous fixons donc une finalité pratique et normative, puisque nous envisageons de tirer de cette étude quelques enseignements quant à la préparation et à l’usage des instruments techniques qui, en permettant de faire le lien entre les informations et les acteurs, sont utilisés dans le cadre de l’élaboration des décisions. Néanmoins, avec l’étude des outils de l’expertise techniques mobilisés dans le processus décisionnel du Lyon-Turin, nous envisageons aussi l’objectif de comprendre le rôle de ce projet dans l’émergence et dans la construction d’une politique alpine des transports. Ainsi, nous montrerons à travers cette étude de cas comment des instruments répondant à des exigences en apparence purement techniques (par exemple, des bases statistiques plus homogènes et détaillées afin de permettre des analyses d’évolution des flux plus fiables et plus à large échelle) ont, en réalité, joué un rôle fondamental dans le processus politique. Nous essayerons notamment de montrer au cours de cette étude de cas que les prévisions de trafic utilisées dans le cadre de l’évaluation économique du Lyon-Turin ont dépassé les frontières du cadre de l’expertise technique, pour rentrer dans un débat plus large sur la nécessité et la place de ce projet au sein de la politique des transports des deux pays concernés. Dès lors, ces outils représentent un angle d’observation privilégié pour étudier les controverses autour du problème du transit alpin franco-italien, tel qu’il est posé par les différents acteurs et aux différents moments, et de la solution envisagée.