Chapitre 3 - L’analyse de l’histoire du projet Lyon-Turin : une lecture par dimensions

Introduction

Le projet d’une nouvelle liaison ferroviaire à travers les Alpes entre la France et l’Italie est né à la fin des années 1980, en concomitance avec l’émergence d’une question alpine des transports et son inscription au sein des politiques de transport de plusieurs acteurs à différentes échelles géographiques et institutionnelles.

La gouvernance de la problématique des transports alpins relève de l’imbrication d’un nombre élevé d’acteurs et, par conséquent, d’intérêts et d’objectifs différents (qui seront analysés dans le détail dans la deuxième partie de cette thèse). La mobilité croissante des marchandises générée par les changements économiques et politiques en Europe (Nijkamp, 1993) s’est plus spécifiquement traduite par une forte augmentation des flux à travers cette région située au cœur du continent. C’est justement en raison de cette centralité géographique et par rapport aux axes majeurs de transport que la question des trafics transalpins a été portée par des acteurs différents : les pays directement concernés par des flux de transit croissants, les pays dépendants pour leur commerce extérieur des franchissements alpins, les opérateurs de transport, l’Europe, les représentants politiques, économiques ou les habitants des territoires locaux. Chacun de ces acteurs a essayé d’imposer sa vision du problème et a pu influencer la définition de la question alpine des transports et son inscription aux agendas politiques à des moments différents de l’histoire. Il en résulte que plusieurs représentations de cette question existent et que ces mêmes représentations ont été mouvantes au fil du temps.

L’analyse du projet Lyon-Turin, qui pour les différents objectifs auxquels il répond semble synthétiser bon nombre des différents aspects de la question alpine, peut dès lors apporter des réponses à la question de savoir comment une question alpine des transports s’est formée et imposée aux processus décisionnels, notamment de deux pays directement concernés par l’ouvrage, la France et l’Italie. À ce propos, il est intéressant de constater qu’à l’origine de ce projet pour une nouvelle traversée des Alpes il n’y a aucune trace ni des acteurs s’étant impliqués dans les débats et les négociations politiques autour de la gestion des transports alpins, ni des discours ayant alimenté ces débats : l’Europe, les pays alpins, les régions concernées ou les organismes divers, tels que la Convention alpine, les associations de citoyens, les représentants des opérateurs de transport. L’étude de l’évolution du projet Lyon-Turin nous permet alors de reconstruire les conditions et les spécificités de l’émergence d’une question franco-italienne des transports et d’en suivre ensuite l’évolution au fil du temps, dans le but notamment de comprendre comment elle est arrivée à intégrer les autres aspects de la question alpine des transports ou, à l’inverse, à influencer la représentation de cette dernière.

À travers cette étude nous pouvons tout d’abord identifier les acteurs qui ont les premiers soulevé cette question et retracer la forme du problème initialement posé et ses métamorphoses successives. Comme la question alpine, que nous étudierons dans la deuxième partie de la thèse, la représentation du problème spécifique des trafics entre la France et l’Italie s’est aussi modifiée au fil des années, avec l’évolution des conditions économiques et des transports, des relations entre les différents acteurs participants au débat et des connaissances et des instruments disponibles.

Ce chapitre est dédié à la reconstruction de l’histoire du projet Lyon-Turin à partir des acteurs et des discours qui ont accompagné et modifié ce projet au fil des années. La clef de lecture principale de cette reconstruction historique du projet est celle des cinq dimensions dans lesquelles nous avons inscrit le Lyon-Turin à des moments différents de son parcours.

Ces cinq dimensions constituent une typologie des différentes de représentation du projet : chaque dimension se caractérise par la présence d’un acteur principal, qui réussit à affirmer sa vision au sein de la growth machine, en façonnant la représentation du projet et en imposant sa logique et ses intérêts dans le cadre du débat sur le projet. Ainsi, à une première dimension ferroviaire, caractérisée par l’action de la SNCF, nous avons fait succéder une dimension régionale, où l’implication de la diplomatie régionale de Rhône-Alpes a fait avancer le projet vers une dimension européenne, puis nationale, où la France et l’Italie ont réaffirmé les prérogatives étatiques dans la conduite du dossier, et, enfin, une dimension alpine, où le Lyon-Turin s’inscrit dans un contexte plus vaste par rapport au cadre binational où il avait jusque-là été discuté. La dynamique du projet permettant de passer d’une dimension à la suivante est déterminée par des controverses, portées par les acteurs ou par des événements extérieurs au contexte décisionnel, qui font évoluer la place du projet dans le cadre de la politique des transports. Les controverses représentent ainsi les points de rupture dans la définition du projet, puisqu’elles obligent les acteurs à réadapter le projet à une nouvelle vision politique. L’action des acteurs, façonnée par des logiques stratégiques ou par leurs propres limites, peut ainsi être lue en fonction de la volonté d’inscrire, défendre ou faire sortir le projet de l’agenda politique. Cette volonté passe par la construction de discours d’acteurs que nous allons examiner dans le cadre de chacune des cinq dimensions présentées au cours de ce chapitre.