3.1.1.3.L’émergence d’une question des trafics alpins franco-italiens : les réponses apportées par le projet à la première configuration du problème

La première configuration d’une nouvelle liaison transalpine entre la France et l’Italie prend ainsi la forme d’un projet isolé, devant se raccorder aux lignes existantes des réseaux nationaux des deux côtés des Alpes. Dans cette représentation, nous ne retrouvons pas encore l’élément de la grande vitesse, qui a rendu célèbre ce projet. Les avantages offerts par la réalisation d’un tunnel de base (moindre longueur de l’itinéraire et moindre pente) se traduisent bien évidemment par une plus grande rapidité des trains voyageurs par rapport à une ligne de montagne. Cependant, au dire des acteurs engagés dans cette réflexion préliminaire que nous avons pu entendre, ce projet se caractérisait dans l’esprit de la SNCF par une forte priorité de l’acheminement du fret sur les passagers. P. Dupuy, qui a été directeur adjoint de la Direction économique d’Alpetunnel, rappelle que le projet a eu depuis sa naissance une plus forte connotation fret et que la question du transport des marchandises est celle qui a été étudiée dès le départ dans le cadre du projet9. En effet, malgré le fait que le croisement de trains de voyageurs et de trains fret envisagé dans le tunnel ait imposé des contraintes de sécurité spécifiques, s’étant traduites par le choix d’un tunnel bi-tubes10, la priorité réservée par les concepteurs du projet au fret explique que l’on soit arrivé, dans le but de réduire les coûts de construction, jusqu’à considérer, à un certain moment de l’histoire du projet, l’option de construire le tunnel avec un seul tube, uniquement destiné à l’acheminement des trains de fret, pour d’évidentes raisons de sécurité11. Le fret a toujours gardé cette place centrale dans la discussion, comme le démontre le fait que même plus tard, vers la fin des années 1990, le phasage envisagé des travaux pour la réalisation du tunnel prévoit la construction d’un premier tube pour le fret puis un second tube pour les voyageurs12. G. Mathieu rappelle également que ce projet de tunnel de base visait plus spécifiquement le transport de marchandises. La raison de cette priorité de la composante fret sur la composante voyageurs est, par rapport à la formulation du problème posé par la SNCF, plutôt évidente. Le problème identifié est celui des fortes pentes entravant la mise en place d’un service économiquement soutenable, Il est clair que les trains qui en sont plus affectés ce sont les trains de marchandises, puisqu’ils sont plus lourds et donc plus difficiles à acheminer.

Ainsi, le projet Lyon-Turin est né de la volonté de la SNCF d’améliorer le réseau existant et les services ferroviaires qu’elle pouvait offrir. Le choix d’un tunnel mixte renforce cette idée d’une simple amélioration de l’existant, puisque, dans le cadre de la doctrine technique ferroviaire française, le nouveau tunnel est conçu comme une ligne classique et non pas comme une nouvelle ligne à grande vitesse. Selon le modèle français, en effet, cette dernière option aurait dû prévoir une séparation des trafics fret et des trafics voyageurs.

Dans le même temps, le fait d’envisager un tunnel de base apparaît en rupture avec la stratégie de développement du réseau ferré de la SNCF, alors complètement orienté sur le TGV. On ne peut que constater le caractère tout à fait exceptionnel de ce projet pour un réseau sur lequel les seules lignes ferroviaires construites depuis les années 1930, hormis les lignes à grande vitesse (LGV), sont des lignes courtes et spécialisées dans le trafic de banlieue en région parisienne – ligne d’Evry, antenne de Cergy. En ce sens, le projet d’un tunnel de base marque un net changement d’ambition dans le développement du réseau classique. On peut alors faire l’hypothèse que ce changement d’ambition et la capacité à envisager des grands projets qu’il dénote doit aussi être inscrite dans le prolongement de la politique de développement du TGV suivie par la SNCF. Envisager un tunnel de base sous les Alpes est le fait d’une entreprise sûre d’elle-même et conquérante. Le tunnel de base est le projet de la SNCF qui construit le TGV, pas celui de la SNCF qui exploite au jour le jour le réseau classique.

Le choix d’une desserte mixte repose, en outre, sur des considérations économiques et financières. Étant donné le coût de réalisation d’un tel ouvrage et les capacités offertes lors de sa mise en service, la coexistence de plusieurs trafics est envisagée en tant que moyen pour repartir la charge de l’investissement sur les deux activités et pour augmenter l’utilisation des capacités disponibles. Ce point mérite d’être souligné. Il montre que pour la SNCF, à l’époque, le problème du franchissement alpin ne se posait donc pas dans les termes d’un manque de capacité et d’un éventuel risque de saturation. Bien au contraire, les acteurs de la SNCF interviewés ont tous fait référence au consensus à l’intérieur de la SNCF concernant le fait que la ligne existante était censée disposer de réserves théoriques de capacité importantes, qui auraient pu permettre d’écouler des flux futurs conséquents. C’est ainsi dans cette forme, en tant que solution aux contraintes d’exploitation de la ligne existante, que le projet a été présenté par la SNCF aux FS, les chemins de fer italiens, en 1987. En Italie, le projet a immédiatement trouvé l’appui des FS, à l’époque engagées dans une réflexion sur l’extension du réseau ferroviaire national et particulièrement sensibles en outre, pour des raisons de positionnement géographique, aux thèmes du franchissement alpin et des goulots d’étranglement.

Notes
9.

Entretien avec Patrice Dupuy. Paris, 9 juin 2006

10.

Deux tunnels parallèles, un pour chaque voie de circulation

11.

Le projet de construire un tunnel à un seul tube comporte des problèmes de sécurité dans la mesure où sur un tracé de plus de 50 km il n’y aurait aucune possibilité de sortie du tunnel, à l’exception des quelques sorties intermédiaires d’émergence. C’est Alpetunnel au milieu des années 1990 qui a exploré cette option, en prévoyant des systèmes d’exploitation automatique, sans conducteur, limités aux trains de marchandises, afin de résoudre les problèmes de capacité et de sécurité liés à la présence d’un seul tube.

12.

Une première hypothèse de phase est présentée dans le Rapport Rouvillois de 1996. Elle est ensuite reprise par le ministre français des Transports Gayssot en 1998 (voir )