3.1.2.La première transformation du projet :
entre exemples externes et exigences internes de soutien politique, comment le tunnel de base devient le Lyon-Turin

Malgré cette formulation clairement partagée du problème, en l’espace de quelques années, le discours tenu par la SNCF mute radicalement. En passant à une argumentation de plus en plus orientée vers le thème de l’accessibilité et les enjeux corrélés de développement et de dynamisation économique des territoires, son nouveau discours tend à souligner les impacts positifs conjoints qui dériveraient de l’association d’une ligne à grande vitesse au tunnel de base. Cette association, présentée comme hypothèse d’étude dans le premier rapport réalisé par la SNCF et les FS en 1991, permettrait une augmentation conséquente des capacités sur une liaison où le prolongement des tendances de flux pourrait entraver des problèmes de fluidité.

Qu’en est-il du constat partagé au sein de la SNCF seulement quatre ans plus tôt concernant l’existence de réserves de capacité importantes sur la ligne « historique » de Modane ? Comment justifie-t-on à la SNCF ce choix alors que le tunnel avait été envisagé au départ comme un tunnel mixte fret et voyageurs justement en raison du fait que les nouvelles capacités offertes par un ouvrage à grand gabarit et à grande capacité étaient trop élevées par rapport au niveau des trafics, tant de fret que de voyageurs, entre la France et l’Italie ? Et quelles sont les raisons de cette évolution ?

Assurément la réalisation d’une première étude de trafic, même superficielle, a permis d’apprécier un phénomène qui n’avait pas été pris en compte auparavant, en faisant ainsi évoluer la problématique initiale et la forme du projet envisagé. C’est, en effet, à cette époque que la problématique des trafics transalpins entre la France et l’Italie commence à émerger. Au début des années 1990 le ministre français des transports confie à l’Ingénieur général des Ponts et Chaussées M. Legrand la mission d’animer un groupe de travail sur les percées transalpines. Le groupe, composé par des représentants de la Délégation des Routes, de la Direction des Transports Terrestres, de la Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale et des DRE des régions Rhône-Alpes et PACA publie, en 1991, le « rapport Legrand ». Cette étude constate la convergence des prévisions de trafic aux tunnels du Mont-Blanc et du Fréjus, en faisant référence à des études réalisée par la SETEC, le CETE de Lyon et le Ministère de l’Equipement (CETE Lyon, 1989 ; Groupe Eureq – Ministère Equipement, 1990 ; SETEC, 1990). Le groupe de travail dirigé par M. Legrand situe la saturation des tunnels routiers entre la France et l’Italie en 2010 et affirme, en conséquence, la nécessité d’une nouvelle traversée alpine à envisager rapidement. Néanmoins, nous pouvons nous interroger sur les raisons qui ont motivé le SNCF à mettre en avant ce nouvel aspect du problème. Il s’agit de rechercher les logiques stratégiques qui règlent les relations entre les acteurs et les outils techniques auxquels les premiers ont recours pour analyser et fonder leurs décisions. On peut penser, en effet, qu’au-delà d’une fonction purement heuristique des outils techniques d’analyse et d’observation des phénomènes réels, il y aussi un travail d’acteurs qui consiste à filtrer, sélectionner et organiser l’information restituée par ces outils dans le but de construire une représentation du réel.

Dans cette optique, les raisons pouvant expliquer ce changement dans la formulation du problème du franchissement alpin franco-italien sont nombreuses. Tout d’abord, les nouvelles définitions du problème (une capacité de franchissement trop limitée) et du projet (une ligne nouvelle) peuvent être mises en relation avec l’entrée d’un nouvel acteur sur le dossier, à savoir les chemins de fer italiens, qui apportent forcément leur vision au dessein de la SNCF. Pour les Italiens, ce projet représente surtout l’ouverture d’une barrière. Malgré le fait que l’Italie n’ait pas eu un rôle central dans la conception du projet, on peut supposer que sa position géographique, la conduisant à voir cette infrastructure surtout comme une possibilité de connexion au reste du réseau continental, ait joué en faveur de la transformation du projet initial en une ligne nouvelle. Cela est d’autant plus probable que cette idée vient s’insérer dans la « troisième phase » de l’histoire des politiques de transport ferroviaires italiennes de l’après guerre. Cette phase, qui s’est déroulée pendant les années 1980, se caractérise par la priorité accordée à l’objectif de l’intégration fonctionnelle du réseau ferroviaire national. Cela s’est traduit dans la réorganisation et la diversification du service ferroviaire (Ferlaino, 2005). La grande vitesse, qui faisait partie des projets des FS italiennes depuis le milieu des années 1960, devient une priorité politique à cette époque : c’est en 1986 que, pour la première fois, un document de programmation politique national fait référence à la planification du réseau à Alta Velocità. Le Piano Generale dei Trasporti de 1986 identifie la construction d’un réseau à grande vitesse comme indispensable afin de relancer le rôle du ferroviaire, rééquilibrer la répartition modale des flux, en soulageant ainsi les axes congestionnés du réseau autoroutier, et accompagner le processus d’intégration européenne. L’objectif italien est donc celui de la modernisation de son réseau ferroviaire par le biais d’un changement de ses fonctions et de son rôle, qui ne sont plus considérés pertinents par rapport à l’évolution de l’organisation économico-sociale du pays. La transformation du projet de franchissement alpin en ligne à grande vitesse s’inscrit ainsi parfaitement dans les plans ferroviaires italiens de la fin des années 1980, ce qui nous amène à considérer qu’elle est en lien avec la transformation du projet français en un projet italo-français.

Il ne faut cependant pas sous-estimer le rôle joué par les exemples internationaux. C’est en effet à ce moment que l’Europe commence à s’engager dans l’élaboration d’une politique européenne des transports et à réfléchir à la connexion au niveau continental des réseaux à grande vitesse que plusieurs pays mettent en œuvre. Ainsi, l’idée d’une nouvelle ligne à grande vitesse traversant la frontière franco-italienne s’inscrit aussi parfaitement au sein de la politique des transports européenne. Elle peut, en outre, profiter d’autres exemples internationaux. Le débat sur le Lyon-Turin a surement été influencé, pour partie, par les discussions en cours depuis la fin des années 1980 en Suisse, concernant le programme de tunnels ferroviaires lancé en 1989 par le gouvernement fédéral afin d’alléger le trafic routier en transit à travers le pays. Le choix retenu à l’issue de ce débat, qui porte sur l’axe nord-sud qui relie Munich à Milan via Zurich, est à l’origine du projet des Nouvelles lignes ferroviaires à travers les Alpes (NLFA), approuvé par le vote des citoyens en 1992. Ce projet prévoit la création d’itinéraires transalpins nouveaux et de deux tunnels de base au Lötschberg et au St-Gothard, qui seront susceptibles de détourner une partie du trafic de la route vers le rail et de rendre plus rapides les itinéraires entre le nord et le sud de la Suisse.

Ainsi l’existence de nombreux exemples internationaux, fournissant un soutien pratique à l’argumentation du projet, a facilité en quelque sorte le passage à une nouvelle configuration du Lyon-Turin. La meilleure inscription d’un projet LGV (ligne à grande vitesse) dans l’ensemble des politiques européennes et italiennes ainsi que dans le cadre général des projets envisagés au niveau international, rend cette option plus attractive et plus facilement défendable par rapport à la première version du projet qui, tout en restant très coûteuse, était censée apporter de moindres avantages et s’inscrire prioritairement dans la stratégie d’un seul acteur, l’opérateur ferroviaire désireux d’améliorer son produit et sa rentabilité. Mais cette évolution s’inscrit aussi complètement dans la stratégie de la SNCF, qui entre 1986 et 1990 passe, concernant le développement du TGV, d’une vision ligne par ligne, à une optique de réseau. Le « TGV Lyon-Turin » rentre dans cette nouvelle optique et il devient, grâce à sa dimension internationale, l’un des projets-phares des efforts de la SNCF pour exporter la success-story du TGV à travers l’Europe (propositions de l’UIC, Schéma Directeur européen…).