3.2.La dimension régionale du Lyon-Turin : l’inscription du projet aux agendas politiques

Au début des années 1990, l’hypothèse d’une nouvelle liaison à grande vitesse voyageurs empruntant le tunnel de base, présentée par la SNCF et les FS dans leur premier rapport d’étude, s’affirme sur le projet du seul tunnel. Cette nouvelle version du projet devient, avec l’inscription du projet au Schéma Directeur national des liaisons à grande vitesse français de 1991, la seule option existante du projet. Le Lyon-Turin naît en s’imposant sur la première, qui visait essentiellement à l’amélioration du transport de marchandises le long de l’itinéraire montagneux à la frontière franco-italienne. Avec cette transformation le projet se complexifie, tant en ce qui concerne sa forme que pour le nombre croissant d’enjeux dont il se dote au fil du temps.

Concernant la forme, c’est le projet actuel qui commence à s’esquisser au tout début des années 1990, lorsque les trois sections dont il se compose aujourd’hui font leur première apparition dans la représentation du Lyon-Turin : la section transfrontalière et les deux sections nationales française et italienne représentées dans la carte ci-dessous. Cette carte nous montre aussi comment le projet, tel qu’il a été inscrit au Schéma Directeur de la SNCF et approuvé par le gouvernement français, essaie d’intégrer l’enjeu de la grande vitesse en prévoyant une ligne nouvelle.

Fig. 4– Le projet inscrit au Schéma Directeur

Source : SNCF et FS, Rapport d’étude 1993

Dans cette nouvelle configuration, le tunnel de base à ses débouchés sur les territoires français et italien se connecte à une ligne nouvelle qui, en doublant la ligne existante, permettra la circulation à grande vitesse des trains voyageurs entre les trois villes de Lyon, Chambéry et Turin. Le choix de donner la priorité à la desserte des voyageurs est dicté en premier lieu par le cadre des connaissances et des règles techniques dans lesquelles l’idée a été conçue. En effet, le fait d’avoir envisagé une ligne d’accès au tunnel de base spécifique pour les TGV, le « TGV Lyon-Turin » proprement dit, repose sur la doctrine de la séparation des trafics qui a été à l’origine de la définition, au milieu des années 1960, des principes d’inspiration de la construction d’un réseau à grande vitesse en France. Cette théorie repose sur les différences entre trains de passagers et trains de fret. En général, les trains voyageurs peuvent gravir des pentes de 3,5% sur les lignes à grande vitesse, mais ces dernières demandent des rayons de courbure très larges. L’aptitude des trains voyageurs à gravir des pentes importantes, dû à leur moindre poids, permet de mieux se libérer des contraintes du relief et d’adopter des tracés plus rectilignes, en augmentant les pentes par rapport aux lignes classiques. Au contraire, les trains de marchandises, à cause de leur poids plus élevé, ne peuvent pas gravir des pentes supérieures à 1,5%, alors qu’ils ont des moindres contraintes de courbure par rapport aux TGV en raison de vitesses de circulation moins importantes. Une ligne mixte demande ainsi de réduire les pentes pour les trains fret, mais implique aussi une augmentation des rayons de courbure nécessaire aux TGV. Une ligne mixte est ainsi plus contrainte qu’une ligne spécialisée. En outre, son débit est également limité par la coexistence de trains de fret et de TGV circulant à des vitesses différentes, alors que le débit d’une ligne est maximal lorsque les trains roulent à la même vitesse, comme le montre la figure suivante, qui représente un graphique de circulation ferroviaire (document espace-temps, qui traduit graphiquement sous forme de vecteur la marche de chaque type de train sur une section de ligne donnée).

Fig. 5 – Graphique de circulation ferroviaire (fictif)
Fig. 5 – Graphique de circulation ferroviaire (fictif)

Source : Wikipedia

Ces considérations générales s’appliquent de manière spécifique au cas alpin. Ici, le territoire fortement contraint traversé par la ligne demande en effet la minimisation des ouvrages d’art nécessaires pour garantir des pentes moins raides et des rayons de courbure plus larges. Ainsi, la séparation des trafics permettant de respecter de telles contraintes physiques a semblé représenter une solution particulièrement adaptée au contexte montagneux dans lequel venait s’inscrire le projet et a été à l’origine du choix pour une ligne nouvelle à grande vitesse.

L’on peut donc se référer au contexte des connaissances techniques dominantes pour expliquer quels sont les facteurs qui ont dicté les conditions du choix, à savoir la nouvelle configuration du projet. Cependant, la compréhension des raisons ayant poussé les concepteurs du projet à envisager sa transformation demande à ce que d’autres éléments soient pris en compte. Cela oblige notamment à se référer aux acteurs et à l’analyse de leurs discours. Nous avons déjà évoqué plus haut les évolutions dans l’argumentation et la représentation du projet faites par la SNCF (3.1.2). Ces changements permettent de formuler quelques hypothèses concernant les finalités du nouveau discours tenu par les acteurs ferroviaires et de retracer ainsi les logiques derrière les décisions engagées. On peut ainsi supposer que, en agissant dans une logique stratégique de recherche de soutien politique, la SNCF a modifié son projet initial pour pouvoir trouver l’appui d’autres acteurs. Nous avons déjà dit qu’elle l’a adapté au cadre italien, où une planification du réseau à grande vitesse était en cours, au contexte naissant des politiques de transports européennes et aux exemples de projets ferroviaires discutés dans les pays voisins.

En opérant cette transformation, la SNCF s’est pourtant tenue au cadre technique des chemins de fer français : le projet Lyon-Turin issu de ce que nous avons appelé la « dimension ferroviaire » du projet répond aux caractéristiques du modèle ferroviaire français, qui diffère par rapport au modèle italien par la séparation systématique des trafics. Il s’inscrit en premier lieu dans le Schéma Directeur français. Ce choix, qui traduit de fait une subordination du modèle ferroviaire italien au modèle français, est à mettre en relation avec le fait que dans cette première phase les échanges et les débats pour la construction d’un consensus autour du projet ont plutôt eu lieu du côté français. Il est aussi le fruit du succès de la première ligne à grande vitesse, la ligne Paris-Lyon inaugurée en 1980, qui a permis au modèle français de ne pas être remis en cause pour une longue période et de s’imposer sur la première configuration du projet Lyon-Turin. C’est là une définition essentielle de la transformation du projet qui repose sur la légitimité que la SNCF a acquise grâce aux TGV et sur la légitimité de ce modèle qui arrive à inspirer le modèle européen. En 1992, l’Europe présente un Schéma directeur des lignes nouvelles qui est la copie du Schéma directeur français. Le glissement du projet initial traduit à la fois le prestige et la force de la SNCF dans le domaine du TGV et du transport de voyageurs et aussi la difficulté que la SNCF et les FS ont à se mobiliser pour le fret, en interne comme en externe.