3.2.2.Les caractéristiques de la dimension régionale du projet

La participation des collectivités locales de Rhône-Alpes à la réalisation des études sur le projet crée une situation assez inhabituelle pour l’époque. L’histoire des longues négociations autour de la création du GIP Transalpes décrite plus haut démontre que l’implication de la Région est ressentie par l’État comme un risque d’interférence qu’il cherche à éviter. La défense des prérogatives étatiques face à l’activisme de la Région atteste de l’importance du rôle que cet acteur est en train d’acquérir non seulement sur le dossier mais, plus en général, dans la gestion au niveau du territoire régional, indépendamment de l’État central, de débats et de décisions dont la compétence demeure de ce dernier. C’est pour la forte implication de la Région sur le projet, à laquelle on peut opposer à cette époque un certain éloignement de l’État, que nous avons décidé de rechercher les éléments pouvant caractériser cette phase du projet d’une connotation régionale.

L’inscription du projet dans une dimension régionale repose prioritairement sur le rôle actif des acteurs rhônalpins. Cela pose un problème de définition à propos d’un projet binational, dont l’histoire s’est développée tant en France qu’en Italie. Cependant, dans cette phase initiale de son histoire, la vie du projet demeure fortement ancrée sur la scène française. Ainsi, si d’un côté des Alpes il est possible d’observer une très forte mobilisation des acteurs politiques et économiques, s’engageant dans un travail technique et politique en collaboration avec les opérateurs ferroviaires, du côté italien l’implication des acteurs locaux sur ce dossier est moindre. Au début des années 1990, nous ne retrouvons en Italie ni l’intensité ni l’ampleur des débats et des études qui ont lieu au même moment en France.

D’ailleurs, le déséquilibre de cette situation repose sur une vision différente du projet des deux côtés des Alpes, qui explique la plus faible présence de la Région Piémont par rapport à celle de Rhône-Alpes au sein du processus décisionnel. En effet, vu d'Italie, le Lyon-Turin ne constitue pas un projet « isolé », destiné uniquement à relier les deux régions concernées. Les autorités italiennes ont une vision plus large que la vision française qui limite le projet au seul trajet entre les deux villes de Lyon et Turin. Il s’agit d’un élément d’une réflexion plus vaste, amorcée déjà en 1986 lors de l’élaboration du Piano Generale dei Trasporti, qui fixait l’objectif prioritaire de la politique des transports nationaux dans l’amélioration de l’accessibilité du pays, coupé par les Alpes de l’Europe. Le Lyon-Turin vient s’insérer dans cette réflexion et dans le cadre des projets ferroviaires italiens en cours d’élaboration à l’époque : il devient l’extension vers l’ouest européen de la dorsale italienne, le réseau à grande vitesse en forme de « T » prévue pour connecter Turin, Milan, Bologne, Rome et Naples. La combinaison de ces deux réflexions, la réalisation de l’infrastructure de la dorsale italienne et le franchissement de la barrière alpine, déboucheront en l’espace de quelques années sur l’élaboration du « Corridor V » traversant le nord du pays de l’Est à l’Ouest pour le relier au reste du continent européen et à un bassin d'environ 150 millions d’habitants.

De ce fait, le projet revêt pour l'Italie une importance géostratégique dépassant largement le cadre des relations franco–italiennes, ce qui explique le moindre espace d’intervention laissé aux acteurs locaux et régionaux dans la discussion du projet. Sa portée est donc prioritairement nationale, ce qui explique la moindre implication de la Région Piémont sur le dossier et l’absence d’une rivalité à cette époque entre territoires, par exemple entre les deux régions Piémont et Lombardie, pour la desserte assurée par cette liaison. Jusqu’à la fin des années 1990, le projet Lyon-Turin vu d’Italie se résume à la question du tracé de franchissement alpin, alors que la localisation de la nouvelle ligne en basse vallée n’est pas abordée pendant une longue période. Cela explique la différence du contenu des débats, qui à ce moment se focalisent du côté français sur le choix du tracé de la section nationale, alors qu’en Italie ce sujet ne sera développé qu’une dizaine d’années plus tard.

A la différence de la France, en Italie, les FS et le projet ont su faire de l’État un allié. En effet, l’importance stratégique attribuée dès le début par le gouvernement à cette infrastructure devant assurer la compétitivité du secteur économique italien et sa participation au marché européen, lui garantit un large consensus qui ne sera jamais remis en cause par les gouvernements italiens s’étant succédés au fil des vingt dernières années. Du fait de sa position géographique enclavée, la nécessité du projet devient ainsi un axiome en Italie, ce qui réduit la portée de la discussion. D’ailleurs, une moindre propension à la concertation des décisions de compétence du gouvernement central (comme nous le verrons mieux plus loin dans ce chapitre) ainsi que la forte volonté de ce dernier de résorber une situation de retard infrastructurel décennale et la moindre place de l’évaluation économique dans la prise des décisions (qui aurait fourni des arguments de contestation du discours étatique) sont autant de facteurs qui ont réduit les possibilités de remise en cause du projet du côté italien. Toutes ces différences d’approche du projet entre la France et l’Italie se couplent avec la situation différente du cadre des acteurs que nous avons décrite plus haut. Nous avons vu que, alors qu’en Italie le projet étudié par les chemins de fer bénéficie de l’appui inconditionnel du gouvernement, en France il fait partie d’un très vaste programme d’infrastructures qui peuvent rentrer en concurrence entre elles et nécessitent d’un sponsor politique pour les porter au niveau national. Il y a aussi une influence de la morphologie différente des deux pays et, par conséquent, des projets envisagés sur la prise de décisions : la forme allongée du territoire italien conduit à projeter un réseau fait de plusieurs tronçons intégrés, qui ne rentrent pas en conflits entre eux, alors que le territoire plus vaste et moins densément peuplé de la France nécessite un réseau différent, composé, comme celui dessiné par le Schéma Directeur, de projets en concurrence entre eux.

Fig. 7 – Projet de Schéma Directeur
Fig. 7 – Projet de Schéma Directeur

Source : SNCF, Schéma Directeur, 1989

Fig. 8 – La dorsale italienne à grande vitesse
Fig. 8 – La dorsale italienne à grande vitesse

Source : Ferrovie dello Stato (2006)

En focalisant l’attention sur les acteurs, nous avons ainsi expliqué les premières évolutions du projet comme la conséquence d’une stratégie de l’acteur SNCF orientée vers l’obtention de ses objectifs et la recherche d’alliances. Il faut maintenant voir comment, dès son inscription dans sa « dimension régionale » le projet fait l’objet d’un travail de consolidation du consensus qui passe par la réalisation de nouvelles études techniques et la construction d’une nouvelle argumentation.