3.2.3.2.Du consensus interne à la recherche d’appuis à l’extérieur

L’obtention d’un consensus fort à l’intérieur du territoire régional est un passage obligé pour se rapprocher de l’objectif que se fixe la Région : obtenir un soutien majeur pour le projet, à l’extérieur du cadre des relations déjà établies entre les opérateurs ferroviaires ou avec les partenaires régionaux des autres pays. En effet, l’existence du consensus régional permet de faire avancer le projet au niveau national et international. Il ne faut pas oublier que la justification du projet avancée par la Région est double : il s’agit à la fois d’un projet à la portée régionale, capable de structurer les espaces et favoriser la mobilité interrégionale avec des effets qui se déploieraient sur l’économie et les relations internes du territoire, et d’un projet qui doit servir l’ambition internationale de cette région, décidée à développer son potentiel de carrefour européen.

La recherche de reconnaissance et d’appuis extérieurs se dirige tout d’abord vers l’Europe. C’est Michel Barnier, à l’époque Président du Conseil Général de Savoie et qui deviendra, après 1999, Commissaire européen chargé de la Politique régionale, qui s’occupe de faire avancer le dossier au niveau européen. Au début des années 1990 cette stratégie de la Région d’inscription européenne du projet rencontre celle de la SNCF, impliquée à l’époque dans l’élaboration d’un schéma directeur européen, avec le soutien actif de l’État, clairement intéressé par la possibilité d’arriver à vendre le TGV en Europe. Cette convergence d’intérêts entre la Région et la SNCF se traduit, lors de la réalisation d’une nouvelle phase d’études en 1993, par la construction d’une argumentation nouvelle destinée à donner une représentation européenne du projet Lyon-Turin. Comme nous le verrons mieux dans le chapitre 4, les résultats de ces études permettent de traduire en chiffres la convergence de vision politique en matière de transport entre ces différents acteurs. En Europe, comme en Rhône-Alpes, les discours tendent à souligner la centralité de la place des transports et des infrastructures de transport dans le soutien du développement économique des territoires. De la même manière, les transports représentent pour l’Europe, comme pour Rhône-Alpes, un champ nouveau d’investissement de compétences, au sein duquel elle a besoin de légitimer sa place et à travers lequel elle envisage d’atteindre des objectifs dans des domaines politiques plus vastes.

La convergence de visions et d’intérêts entre ces deux acteurs trouve son expression dans la représentation du projet donnée par Rhône-Alpes. La Région fait apparaître très tôt dans l’histoire les enjeux géostratégiques du Lyon-Turin. Elle l’inscrit, dès 1987, dans le dessein commun aux régions Piémont et Catalogne d’un « arc sud méditerranéen » et, suite à l’élaboration du Schéma Directeur national, au cœur de l’idée d’un « diamant alpin », composé par les trois villes de Lyon, Genève et Turin, qui auraient été mises en réseau par le biais de l’interconnexion du Lyon-Turin avec le projet TGV du sillon alpin, au niveau de Montmélian. Ce deuxième projet rhônalpin de la SNCF vient non seulement renforcer la légitimité de la liaison Lyon-Turin, mais il conforte plus particulièrement la stratégie de développement soutenue par la Région Rhône-Alpes. Le dessein commun des régions tend à se concrétiser au fil des années. En 1995, avec la mise en place de l’entente interrégionale Arc Sud Européen, regroupant des régions ibériques, françaises, italiennes et d’Europe centre-orientale, la Région Rhône-Alpes participe à la promotion d’un schéma interrégional de réseaux de transport duquel fait partie le projet Lyon-Turin. Ce dernier gardera toujours une forte connotation internationale dans les discours de la Région : « la liaison ferroviaire transalpine Lyon-Turin est fondée sur l’idée simple de rapprocher les hommes et les territoires au-delà des obstacles naturels, des difficultés techniques et des frontières administratives. Ce projet à forte dimension géostratégique […] met également en réseau et en synergie des villes et des régions dont l’histoire souvent commune, dont la proximité culturelle ou économique accéléreront l’effet “gain de temps” : Lyon, Genève, Turin, la Suisse lémanique, Rhône-Alpes, Piémont. Notre objectif commun est de permettre aux quinze millions d’habitants concernés de constituer ensemble une grande région mondiale, élément majeur dans la dynamique de l’Arc Sud européen, rassemblant les pôles de développement et proposant une Europe plus équilibrée » (Anne-Marie Comparini, Présidente du Conseil régional Rhône-Alpes, 2003)14.

Le discours développé par la Région Rhône-Alpes au début des années 1990 tendait à souligner la contradiction entre la position centrale de son territoire, ayant vocation à être un carrefour géostratégique d’importance européenne pour les flux Nord-Sud comme pour les liaisons Est-Ouest, et l’accessibilité moyenne qui caractérisait Rhône-Alpes par rapport à d’autres territoires. Ce discours s’appuyait sur les premières études comparatives fondées sur des critères multiples des villes et des territoires européens, qui remontent à cette même époque (Brunet, 1989 ; Cheshire et Hay, 1989 ; Conti et Spriano, 1990). La mise au point en 1989 du modèle utilisé par Roger Brunet pour désigner les espaces actifs et passifs en Europe, la fameuse « banane bleue » notamment, permettait de constater que Lyon et Rhône-Alpes ne faisaient pas partie de la région européenne où se concentrent les zones industrielles les plus importantes du continent.

Cette étude, qui développe un modèle centre-périphérie, met en évidence un couloir urbain cohérent et courbe, s'étendant de Londres à Milan, centre majeur du développement spatial européen. C’est ici que se concentre la « mégalopole ou dorsale européenne », correspondant à un espace aux fortes densités spatiales, qui rassemble les villes et les espaces les plus dynamiques en termes de poids politique, économique et culturel : on y retrouve Londres, « ville globale » ; le Benelux, avec deux villes regroupant les institutions majeures de l'Union européenne (Bruxelles et Luxembourg), le Randstad Holland et l'un des plus grands ports du monde (Rotterdam) ; l'Europe rhénane ; l'Italie du Nord, avec les villes industrielles de Milan et de Turin. Dans ce modèle territorial, qui a depuis fait l’objet de nombreuses révisions et critiques15, Rhône-Alpes se situe à la périphérie de la dorsale européenne où se concentre la richesse du continent. Elle met dès lors en avant dans sa stratégie politique la volonté de se connecter à la « mégalopole européenne », en améliorant ses connexions et en développant, en même temps, celles avec d’autres régions européennes, le Sud ouest notamment, dans le but de développer d’autres espaces de croissance en Europe en contrepoids de la « banane bleue ».

Fig. 10 - La banane bleue
Fig. 10 - La banane bleue

Source : http://crdp.ac-amiens.fr

L’investissement sur le Lyon-Turin et l’insertion de ce dernier dans l’arc sud méditerranéen répondent à cette volonté de placer Lyon au centre d’un nouveau réseau d’envergure européenne. À partir de ce moment, l’un des soucis majeurs mis en avant par la Région au sein de sa stratégie de développement est justement celui de mettre en place des politiques utiles pour soutenir l’amélioration de l’accessibilité de l’extérieur de son territoire et de conforter, par-là, son rôle « naturel » de pivot en Europe. On peut très bien voir comment la représentation du projet discutée pour la première fois en 1987 lors du symposium réunissant les trois régions de Rhône-Alpes, du Piémont et de la Catalogne, répond à cet intérêt de rayonnement international. L’insertion du Lyon-Turin dans les axes internationaux de l’arc sud méditerranéen et du « diamant alpin » a ensuite facilité son inscription dans le cadre des projets européens. Mais c’est surtout grâce au travail mené par la Région en collaboration avec la SNCF que la convergence d’intérêts entre ces différents acteurs et l’Europe a pu être valorisée. Le rapprochement entre la SNCF et la Région Rhône-Alpes repose sur l’existence d’une convergence d’intérêts entre ces deux acteurs. En effet, la Région cherchait pour sa part à développer l’accessibilité de son territoire et à s’intégrer en tant que nœud d’importance au sein d’un réseau d’infrastructure d’envergure internationale, alors que la SNCF voyait dans le même temps un réel enjeu dans une ligne grande vitesse Lyon-Turin, qui pour sa portée à la fois nationale et internationale aurait participé de la construction des connexions dans le cadre des schémas directeurs français et européen.

C’est dans le cadre de cette vision internationale que le projet est officiellement présenté à l’Europe lors du Sommet d’Essen de 1994 par la Région Rhône-Alpes, Romano Prodi pour l’Italie et le président de la Catalogne Pujol. L’État central français est le seul acteur qui ne soutient pas le projet lors de ce sommet, où l’Europe, sur la base de la convergence évidente d’objectifs politiques, décide de l’inscription du Lyon-Turin aux 14 projets du réseau transeuropéen des transports (RTE-T).

Cette convergence entre l’Europe et les régions se fonde prioritairement sur des intérêts géostratégiques qui, à eux seuls, ne sont pas forcement en mesure de justifier l’intérêt de ce projet face à des questions économiques, financières et d’efficacité des transports. Dès lors, les efforts de la Région et de la Commission européenne, qui sont les acteurs les plus engagés mais aussi ceux qui ont un moindre pouvoir financier, se dirigent vers la construction d’une justification plus forte du projet, misant sur les enjeux économiques de cette infrastructure. Dans cette perspective, l’argumentation se focalise sur la centralité de la mobilité dans le développement économique et la cohésion des territoires tant à l’intérieur des régions concernées (portée régionale du projet) que entre les différentes régions, dans une optique européenne.

La SNCF et les FS développent cet argument avec la réalisation d’une première étude de prévision des trafics, que nous allons analyser dans le chapitre 4. Les résultats de ces études, comme on le verra, représentent la traduction chiffrée d’une réflexion plus vaste qui se développait à l’époque concernant la place des transports dans des systèmes économiques en évolution et sur le niveau pertinent de coordination politique de ce secteur particulier des systèmes économiques. À ce sujet, la SNCF confie en 1993 à l’Atelier de recherches théoriques de l’ISMEA une étude sur la liaison Lyon-Turin qui inscrit le projet dans le cadre de ces réflexions et qui marque un pas supplémentaire dans l’argumentaire du projet en direction de l’Europe.

En partant du constat que les grands axes terrestres de transport sont soumis à la pression due à l’internationalisation des économies nationales et menacés, par conséquent, par un risque de saturation imminente, la rapport rendu par l’ISMEA en 1993 à la SNCF cherche à comprendre quel est l’espace de référence sur lequel il faut agir pour répondre de façon efficace et cohérente au problème. Or, puisque l’internationalisation des économies consiste dans une délocalisation de la production et de la consommation, cela se traduit par une augmentation des flux de marchandises entre les nations. Le terme « déstructuration » des systèmes productifs nationaux est évoqué dans ce rapport pour désigner une situation dans laquelle le gouvernement central se trouve privé des moyens d’assurer la cohérence et le renouvellement des structures productives sur son espace de référence. La question qui se pose alors est celle de savoir quel est l’espace de gestion cohérent pour trouver une solution à la saturation des grands axes lorsque la nation n’apparaît plus être le niveau de référence pertinent pour la résolution de ce problème. Les cas de la France et de l’Italie sont présentés à ce propos comme exemplaires : la première est en effet le passage obligé pour le transport terrestre entre l’Espagne et le reste de l’Europe, alors que la deuxième se trouve à devoir prendre en charge le transit le long de la plaine du Pô des marchandises entre les pays de l’Est et le Sud-ouest de l’Europe. Le rapport ISMEA conclut que l’Europe constitue une échelle plus pertinente de gouvernance des questions de transit fret par rapport aux États. Le Lyon-Turin, qui s’inscrit dans l’objectif de supporter les systèmes économiques en délestant les axes routiers saturés, nécessite dès lors d’être considéré dans un contexte coordonné à une échelle plus vaste du cadre binational où il avait jusqu’à ce moment été discuté.

Notes
14.

Discours cité dans le rapport « Les chemins de la transalpine », (2004) réalisé par O. Klein et S. Martin dans le cadre du projet Alpencors, du Programme Interreg IIIb Espace Alpin.

15.

D’autres concepts ont été utilisés depuis le modèle de la « banane bleue » afin de décrire le cœur économique européen, comme celui du Pentagone « Londres-Paris-Milan-Munich-Hambourg » (qui diffère nettement du premier, en intégrant Paris au centre du territoire européen) et celui d'Euro-ring, centré autour de Bruxelles, qui rassemble toutes les métropoles européennes reliées les unes aux autres par TGV dans un délai d'environ 3 heures (Londres, Paris, Amsterdam, La Haye, Francfort, Cologne et bientôt Milan). Aujourd’hui, l’ensemble de ces modèles centre-périphérie est néanmoins remis en question. En matière d'aménagement du territoire, émerge en Europe la notion de polycentrisme, en réaction à la centralité excessive du territoire européen. Cette centralité est décrite et dénoncée dans le Schéma de Développement de l'Espace Communautaire (document d'orientation de la politique territoriale et spatiale de l'Union européenne de 1999, qui vise à un développement spatial équilibré et durable du territoire de l'Union) qui pointe du doigt la figure du « Pentagone » et propose un modèle de développement différent, fondé sur un concept polycentrique.