3.3.3.1.Le potentiel économique du Lyon-Turin

Dans un premier temps, l’apport de l’Europe au Lyon-Turin s’appuie essentiellement sur la construction d’un argumentaire d’ordre économique et politique, qui fait référence à la vision européenne de la place des transports dans le développement économique.

Dans son Livre Blanc de 1993 sur la croissance et la compétitivité, elle met l’accent sur le fait qu’à la fin des années quatre-vingts, le marché commun de la Communauté économique européenne, prévu par le traité de Rome du 25 mars 1957, restait inachevé. Même si les échanges intracommunautaires avaient été libérés par l'élimination rapide des contingentements et par l'abaissement progressif des barrières douanières, suite au programme d’achèvement du marché intérieur lancé par Delors en 1985, lors de sa présidence à la Commission européenne, de nombreux obstacles à la libre circulation subsistaient néanmoins. Ainsi, en 1993, la Commission propose de se référer au Livre Blanc précédent, datant de 1985, qui préconisait les dispositions institutionnelles nécessaires à la réalisation du marché unique. Le Livre Blanc de 1993 envisage de poursuivre l’établissement du marché intérieur et de l’« espace européen sans frontières », qui a consisté jusque là dans la suppression progressive de trois types d’entraves à la circulation : les barrières physiques, techniques et fiscales. Dans ce cadre, elle soutient la centralité de la place des transports et des infrastructures dans la construction d’une cohésion territoriale et économique européenne.

Malgré cette reconnaissance et l’existence dans le traité de Rome de l’objectif de l’instauration d’une politique commune dans le domaine des transports16, les systèmes de transports en Europe dans les années 1980 demeurent peu homogènes, avec des différences d’équipement et de politiques importantes entre des pays plus favorisés et des pays plus désavantagés, des pays périphériques et des pays centraux, des pays enclavés et des pays mieux connectés aux réseaux internationaux. Les disparités d’infrastructures entre les États traduisent des disparités en termes d’opportunités et de développement économiques et constituent de ce fait une barrière à la croissance globale européenne. Il existe, en outre, des différences organisationnelles et technologiques au niveau des pays. Dans le secteur ferroviaire notamment, les conceptions nationales des réseaux sont encore très prégnantes et les techniques très différentes d’un pays à l’autre : on dénombre cinq systèmes d’alimentation électrique, sept de signalisation, ainsi que des différences d’écartement des rails en Espagne et Portugal par rapport au reste du continent. Le concept de « grande vitesse » n’est pas le même selon les pays et, pour ce qui est du matériel roulant, chaque État fait fabriquer ses matériels par son industrie nationale. Des modes d’organisation du travail et des réglementations incompatibles viennent encore ajouter aux rigidités frontalières. Le réseau ferroviaire européen est loin d’être un système intégré.

La construction des projets des grands réseaux européens d’infrastructures, dont le Lyon-Turin, répond à cet objectif d’harmonisation. Ce dernier est à inscrire dans le cadre de l’implication croissante de la Communauté européenne dans la construction d’une politique des transports commune, qui fait suite à l’accusation que la Cour de justice de Strasbourg de 1985 adresse à la Commission de ne pas avoir défendu les deux principes de la libre concurrence de l’exploitation des transports intra-communautaires et du libre accès des exploitants étrangers aux différents réseaux nationaux. Cette accusation fait référence au Règlement N°1017 de 1968, qui définissait les modalités d’application aux transports ferroviaires, routiers et par voie navigable des articles sur l’interdiction des ententes anticoncurrentielles et des abus de positions dominantes. En outre, pour le secteur routier, un système d’autorisations communautaires était prévu afin de permettre aux transporteurs routiers ressortissant d’un État membre, d’assurer un fret entre n’importe quels autres États membres. Malgré ces dispositions, les principes défendus ne trouvent que de rares applications pratiques, avec des conséquences directes sur l’existence d’une cohésion européenne. C’est pour cette raison que le Parlement européen, en 1982, assigne les États membres, représentés par le Conseil des Ministres, devant la Cour de Justice européenne. En 1985, cette cour rend un arrêté de « carence », reconnaissant que l’Europe n’a pas assuré les deux principes de la libre concurrence et du libre accès, sans pour autant parvenir à dénoncer l’absence d’une politique commune, en raison du manque de précision à ce sujet dans le Traité de Rome.

A partir de cette date, l’élaboration d’une politique communautaire des transports devient un champ d’investissement conséquent pour l’Europe. Le jugement de 1985 lui donne un plus grand pouvoir d’intervention dans la défense des principes établis et une plus grande légitimité dans la construction d’une politique des transports. En même temps, avec l’Acte Unique européen de février 1986, le concept de « cohésion européenne » monte en puissance et, dans ce cadre, les transports deviennent un chapitre important de la constitution d’un espace économique unique, sans frontières, dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux serait assurée selon les dispositions du Traité CEE (Acte Unique). Le Traité de l’Union européenne (UE), signé à Maastricht en février 1992 et entré en vigueur en 1993, renforce les pouvoirs communautaires dans le domaine des RTE-T. La construction du marché unique donne un nouvel élan aux politiques de transport et, plus particulièrement, à la politique infrastructurelle des RTE-T. Ces derniers sont développés pendant les années 1990, dans un moment historique de récession qui conforte la commission européenne dans sa volonté de relance économique par le développement des infrastructures, censées permettre la dynamisation du commerce, des échanges et de l’emploi mais aussi, dans une perspective keynésienne, à travers l’ouverture des chantiers pour leur réalisation. En 1991, le rapport « Transport 2000 et au-delà » fixe les objectifs pour un système de transport intégré à l’échelle du continent, qui devrait améliorer les liens avec l’Europe centrale et de l’est et légitimer une plus grande implication de la Communauté européenne dans un rôle d’assistance pour la connexion entre les réseaux nationaux. Parmi les RTE-T, le réseau ferroviaire marque l’affirmation de la grande vitesse et développe un modèle largement inspiré par le modèle français. En 1990, sous la présidence française de la Commission européenne, le Conseil des ministres de la Communauté européenne approuve le Schéma directeur du réseau européen de lignes à Grande Vitesse et ses 15 maillons-clés, dont le « maillon manquant » Lyon-Turin. Le livre Blanc de 1993 désigne les projets RTE-T comme des facteurs déterminants de la mise en place du marché intérieur et du renforcement de la cohésion sociale européenne.

La construction des grands réseaux européens d’infrastructures et de leurs projets prioritaires, dont le projet Lyon-Turin, répond donc à cet objectif de favoriser ou soutenir la croissance économique globale par des investissements massifs dans le secteur du transport. Le succès du travail d’inscription du projet à l’agenda européen mené entre autres par les acteurs de la Région Rhône-Alpes s’explique, en partie, par cette convergence entre les argumentations régionale et européenne sur la place du projet dans le soutien des systèmes économiques territoriaux. L’entrée de l’Europe sur le dossier du Lyon-Turin renforce l’approche déterministe à laquelle la Région adhère de fait : l’idée d’un lien de causalité linéaire entre le développement d'une offre nouvelle de transport et des transformations spatiales, sociales ou économiques. L’Union européenne radicalise l’argument des « effets structurants » (à ce sujet, voir le par. 4.3.1) des infrastructures dans le débat sur la réalisation de cette nouvelle ligne. Selon cette approche, l’idée prédominante dans les discours de nombreux hommes politiques au milieu des années 1990 est que la prospérité de l’économie européenne se retrouve directement liée à l’efficacité de son secteur des transports. Il s’agissait, cependant, à l’époque d’une idée déjà ancienne, empruntée de la littérature des années 1960 et 1970, qui a longtemps influencé l’approche des politiques de transport et les politiques d’aménagement des territoires, ici réadaptée au contexte politique européen.

De l’idée que, pour supporter le développement économique et accompagner l’intégration européenne, il était indispensable de réaliser l’intégration des systèmes nationaux de transport de marchandises est née l’expression de « maillons manquants », relevant aussi de la rationalité de l’acteur européen qui se concentre non seulement sur les tronçons du réseau européen de transport qui lui semblent les plus déficients, mais aussi sur ceux qui, en raison de leur caractère binational, lui offrent le plus de légitimité à intervenir. De l’existence des maillons manquants du réseau de transports européen dériveraient, selon cette pensée, l’érosion des avantages provenant de l’intégration et les limites de compétitivité du système européen. Le Lyon-Turin devient, ainsi, le maillon manquant du Corridor V européen, qui traverse l’Europe d’est à ouest, de Budapest à Lisbonne, en passant par la plaine du Pô en Italie et à travers les Alpes, entre Lyon et Turin. L’argument des corridors devient désormais central dans le discours tant de l’Europe, qui envisage l’interconnexion des réseaux nationaux de transport afin de se doter d’un réseau à son échelle, que de l’Italie, qui représente le Corridor V comme la seule solution possible, dans le cadre de la politique européenne des transports, d’éviter l’enclavement de son territoire par rapport au reste du continent. Dans cette optique, le Lyon-Turin est présenté comme étant en concurrence, dans les discours des défenseurs italiens du projet, avec d’autres corridors européens de direction est-ouest, qui passent au nord du massif alpin et qui, une fois réalisés, réduiront l’intérêt et les possibilités de réalisation du seul projet traversant l’Italie, renforçant par conséquent son isolement. Les défenseurs du projet en Italie avancent ainsi que cet isolement ne permettra pas au pays de bénéficier des effets économiques et sociaux positifs générés par l’interconnexion des territoires.

Notes
16.

Article 3e du Traité de la CEE, devenu l’article 3f dans le Traité de l’Union européenne.