3.3.4.3.L’Europe et la question alpine : la construction d’un nouvel argumentaire environnemental

La prise de position de l’Europe dans les Alpes se révèle davantage stratégique lorsqu’elle se retrouve à devoir construire une nouvelle argumentation de sa politique infrastructurelle. La mise en cause de la faisabilité et de l’efficacité du ferroviaire, qu’elle a largement défendu, demande un nouvel argumentaire, que l’Europe trouve dans les enjeux environnementaux et la défense de l’objectif du transfert modal. L’espace alpin représente pour plusieurs raisons, du point de vue de l’Europe, la région idéelle pour s’engager dans la construction d’un argumentaire nouveau pour la défense de sa propre politique des transports. En effet, sa fragilité intrinsèque du point de vue environnemental se croise avec une pression particulièrement forte des flux des trafics, qui affectent spécialement cette région, en raison de plusieurs facteurs : la rareté des passages, qui oblige les trafics à se concentrer dans des espaces étroits ; son positionnement géographique, qui en fait une région de transit traversée par des axes de trafics importants ; le dynamisme économique des pays alpins, qui fait de cette région un fort générateur de trafics.

La montée de l’environnement dans l’argumentation européenne sur les projets de transports doit en outre être comprise dans le contexte plus large d’un investissement progressif de la question environnementale par les instances de l’Union, dont la Commission. Cet investissement progressif répond bien entendu à la montée de ces préoccupations dans les opinions publiques des États membres. Mais il est aussi un domaine sur lequel l’Union Européenne y légitime ouvertement son intervention avec deux arguments. Elle évoque, d’une part, le risque d’entrave à la concurrence ou la libre circulation que pourraient revêtir certaines réglementations environnementales nationales. D’autre part, elle s’appelle à l’incapacité des États à agir isolément sur certaines questions s’ils n’ont pas l’assurance de la réciprocité des éventuelles mesures coercitives. L’ensemble de ces éléments font que la question environnementale, absente des compétences de l’Union avant l’Acte Unique de 1986 et le Traité de Maastricht de 1992, est une problématique où l’intervention de l’Europe est attendue, mais aussi un des domaines sur lesquels se jouent la question de la subsidiarité des États et celle de l’élargissement des compétences de l’Union.

Dans le cas spécifique de l’espace alpin, la négociation avec la Suisse n’a pas été sans effet de retour sur l’élaboration de la politique européenne des transports dans les Alpes. Elle a constitué un élément déterminant du développement d’un argumentaire environnemental à ce sujet. La confrontation avec les objectifs de la Confédération a ainsi accéléré l’inscription de façon spécifique de la préoccupation environnementale alpine à l’agenda de la Commission. La négociation a aussi été un moment d’apprentissage, de « percolation » des raisonnements et des solutions proposées par les Suisses dans ce domaine. Enfin, l’option suisse de développer des capacités ferroviaires en échange d’une limitation de fait des capacités routières s’impose pour partie aux autres passages en raison des effets de contournement ou d’aspiration (cf. rapport Brossier, par. 3.4.2.1). Elle rend d’autant plus inévitable l’argumentaire environnemental des projets ferroviaires que l’UE, elle-même engagée dans le soutien au Lyon-Turin, pouvait dès lors arguer de ce soutien comme d’un signe tangible de souci pour l’environnement alpin.

Ces considérations éclairent, sous un angle différent, l’affirmation d’un argumentaire environnemental à propos du projet Lyon-Turin. Cet argumentaire apparaît ainsi, pour partie, comme le résultat d’une évolution exogène qui soumet le projet et la politique des transport à une politique environnementale transversale. En retour, l’engagement de l’Europe en faveur de projets d’équipements lourds, mais désormais justifiés au nom de la protection de l’environnement, est aussi une manière de conforter et de concrétiser la politique environnementale de l’Union, souvent critiquée pour son manque d’efficience.