3.4.La dimension nationale

Suite à la forte prise de position de l’Union européenne au sujet du Lyon-Turin, les deux gouvernements nationaux de la France et de l’Italie décident de renforcer leurs prérogatives étatiques sur le dossier du projet et réduire le risque d’une ingérence excessive de la part des régions sur des sujets dont la compétence financière reste à la charge de l’État. L’action de l’État français est à resituer aussi, comme celle des régions, qui se sont lancées – comme nous l’avons vu plus haut - dans leurs propres activités « diplomatiques » avec les autres régions européennes, dépassant ainsi le strict le cadre de la décentralisation. Ainsi, le resserrement évident que connaît le débat dans la deuxième partie des années 1990, dont le centre se déplace au niveau des États centraux à travers la création d’acteurs nouveaux et à la redistribution des compétences techniques et politiques parmi l’ensemble des acteurs, peut se lire comme le résultat de la volonté de redéfinir les frontières de l’action publique entre l’État et les régions. Paradoxalement, la sortie de la dimension régionale, où la région Rhône-Alpes et la SNCF avaient conduit la discussion, et le passage à une nouvelle phase, où la centralité du rôle de ces deux acteurs s’affaiblit, se vérifie au même moment où leur association obtient une reconnaissance officielle avec la création du GIP Transalpes (par. 3.2.1.1). Néanmoins, il faut remarquer que l’approbation par l’État français de cette structure se traduit en réalité par une augmentation de son contrôle sur les études qu’elle réalise : le terrain d’étude autorisé pour la région est en effet limité, à partir de ce moment, aux recherches et aux activités liées à la concertation pour l’insertion de la section française du projet sur le territoire régional. L’ensemble des autres études est reconduit sous la direction du gouvernement central. L’étiolement des acteurs régionaux dans l’histoire du Lyon-Turin s’accompagne ainsi de l’affirmation du rôle des États au sein du processus décisionnel, qui récupèrent une position de pouvoir à travers la création de deux nouveaux acteurs.

Ces changements d’organisation et des rôles des acteurs dans le processus décisionnel relatif au projet sont à mettre en relation aussi avec les éléments relatifs à l’évolution des acteurs, indépendamment du projet. Ainsi, les alternances politiques qui ont concerné l’État français (l’arrivée du gouvernement Jospin, avec des écologistes et un Ministre des transports communiste) et la Région Rhône-Alpes (perte de la présidence de la Région dans un contexte très conflictuel par Charles Millon) sont des éléments déterminants de la redistribution des rôles qui s’opère. Pour l’État, en effet, la présence conjointe des écologistes et des communistes impose un arbitrage plus favorable au transfert modal, s’appuyant entre autres sur des actions volontaristes. Le soutien à un grand projet d’infrastructure dont la finalité serait désormais de réduire le trafic routier est une manière de concilier les productivistes, les étatistes et les écologistes qui composent la nouvelle majorité. Pour la Région, l’éviction de Charles Millon se traduit par une rupture de fait avec un style de pouvoir tendant à la fois à personnaliser l’action de cette collectivité et à repousser les frontières de ses compétences. La Région continue donc à soutenir le Lyon-Turin, mais en abandonnant le rôle moteur qu’elle a eu jusque là au profit de l’État d’une part, et, dans une moindre mesure, des élus locaux d’autres part. Ce dernier point est facilité par le consensus construit sous l’ère Millon, qui se maintien intact. Il est visible dans l’arbitrage rendu sur la desserte de Chambéry où la vision locale l’emporte nettement sur une vision plus régionale. Michel Rivoire, dans son interview exprime à la fois le ressentiment d’avoir perdu son rôle, ce qui illustre le renouvellement intervenu avec l’éviction de Charles Millon, et son regret du choix de la desserte de Chambéry qui lui semble sacrifier le projet à des intérêts locaux17.

Notes
17.

Entretien filmé avec Michel Rivoire, membre fondateur du Comité pour la liaison Transalpine. Réalisé par le Laboratoire d’Économie des Transports (2005).