3.4.1.2.La de-régionalisation du processus décisionnel

La réduction de l’engagement de la Région Rhône-Alpes dépend de deux faits majeurs : d’un côté, le changement de la composition politique au conseil régional et, de l’autre, le passage à une nouvelle phase technique de la vie du projet.

Concernant le premier point, il est possible de constater que le moment de plus forte implication de la Région sur le projet correspond à la période de la présidence de Charles Millon au conseil régional (1992-98). Cette implication commence à s’affaiblir lorsque l’élection de Millon comme Président de la Région est invalidée le 9 décembre 1998. A l’issue de cet événement, la présidence du conseil régional est reprise par Anne-Marie Comparini, élue avec l’aide de la gauche, qui poursuit l’action entamée par son prédécesseur sur le projet. Ce changement s’accompagne incontestablement par une mise à l’épreuve du consensus régional. Plusieurs événements marquent cette fragilisation de la présence régionale dans le dossier du projet. Tout d’abord, l’échec de la régionalisation du processus décisionnel du Lyon-Turin est marqué par l’abandon du projet de LGV « sillon alpin », qui avait participé de la consolidation du consensus en Rhône-Alpes autour du Lyon-Turin au début des années 1990, lors des débats concernant le choix du tracé en France. L’annonce, en septembre 1998, du Ministre des Transports de la poursuite du projet Lyon-Turin et de l’abandon du projet de LGV sillon alpin est alors interprétée comme une rationalisation économique du projet Lyon-Turin. Selon Ch. Maisonnier, Directeur régional adjoint de l’Équipement, « la ligne à grande vitesse sillon alpin a été abandonnée comme les autres branches les moins rentables du Lyon-Turin »19. Ensuite, en 1999, la Chambre de Commerce et d’Industrie de Lyon commence à se tourner vers le projet de TGV Rhin-Rhône, alors qu’en 2000 le Conseil Général de Haute-Savoie propose une alternative au Lyon-Turin par le percement d'un tunnel ferroviaire sous le Mont-Blanc d’une longueur de 37 km. Pour mieux saisir le sens et les causes de ces changements, il faudra réinsérer ces événements de la fin des années 1990 dans le cadre plus vaste du contexte politique international, des évolutions des trafics et des controverses liées aux connaissances scientifiques en matière d’analyse et gestion des transports. Dans ce chapitre, nous nous limiterons néanmoins à remarquer que la fin de la phase de régionalisation du projet s’accompagne par les changements du cadre des acteurs politiques impliqués dans la conduite du dossier.

Deuxièmement, l’affaiblissement de la position de la Région, sa prise de distance par rapport au dossier peuvent être aussi mis en relation avec une volonté explicite de faire avancer ce dernier à une étape plus concrète du processus décisionnel, où l’État soit en mesure d’affronter la question finale du financement et de la réalisation de l’ouvrage. En effet, après le sommet européen d’Essen, la Région se mobilise lors du Conseil Européen de Cannes de juin 1995, qui doit entre autres choisir trois lignes prioritaires sur les quatorze projets de la liste d’Essen, et les élus rhônalpins R. Barre, C. Millon et M. Mercier s’efforcent de faire du projet Lyon-Turin une priorité nationale. Il s’agit d’un défi difficile, puisque l’État français n’a jamais soutenu ce projet, en se faisant porteur d’autres projets en Europe, notamment le TGV Paris-Strasbourg, dans l’espoir de renforcer la position de la ville de Strasbourg en tant que capitale européenne. Néanmoins, avec l’inscription aux projets européens de la liste d’Essen et à travers le dessein d’un arc sud européen, les intérêts géostratégiques d’origine régionale tendent à monter en généralité dans les discours des acteurs régionaux. Ils font du Lyon-Turin un projet à forte connotation internationale, donc d’intérêt national, ce qui le distingue des autres projets français. Le discours que les élus rhônalpins cherchent à faire entendre à l’État est que, en raison de sa portée européenne, le Lyon-Turin ne se limitera pas à être un projet stratégique pour la place de Rhône-Alpes en Europe et dans l’Arc Sud-européen, mais il le sera aussi pour la France entière. Sur le plan économique également, l’intérêt du projet n’est plus uniquement présenté en termes régionaux. Comme nous le verrons dans le chapitre 4, les études techniques parviendront à montrer l’intérêt économique de ce projet, capable de favoriser la croissance économique et des échanges entre les deux pays. Dans cette optique, supporter le Lyon-Turin ne reviendrait plus uniquement à accompagner le dynamisme régional de Rhône-Alpes, mais il se révèlerait utile afin de soutenir, dans une perspective keynésienne, la croissance économique globale. Ainsi, l’affirmation du rôle des États peut être aussi vue comme la marque d’une reconnaissance du projet au niveau national.

Notes
19.

Entretien filmé avec Christian Maisonnier. Réalisé par le Laboratoire d’Économie des Transports (2005).