L’entrée du projet dans la dimension nationale se caractérise aussi par la décision des deux Ministres des Transports italien et français, lors du sommet d’Aix en Provence de décembre 1994, de nommer deux hauts responsables chargés de mettre en place une structure intergouvernementale pour préparer le cahier des charges d’une concession avec investissements privés et le projet de traité. Cette structure, la commission intergouvernementale (CIG)21 franco-italienne du Lyon-Turin est créée le 15 janvier 1996. Elle réunit les ministères des Transports, de l’Environnement et de l’Économie des deux pays et les deux préfets de région Rhône-Alpes et de Turin. La composition de cette instance reproduit davantage le modèle étatique français ; elle est, en effet, l’expression d’une forme de gouvernement centralisée, ne correspondant pas forcement aux exigences et à l’organisation italiennes. L’exclusion des entités politiques régionales et l’implication, à leur place, des préfets en représentation des territoires concernés répond à une logique institutionnelle française, qui s’adapte moins au modèle étatique italien, où les pouvoirs des préfets sont beaucoup plus limités, alors que l’autonomie régionale confère à ces acteurs des pouvoirs plus importants. Les régions seront admises à prendre part aux travaux de la CIG uniquement dès le début des années 2000, avec toutefois des moindres prérogatives par rapport aux autres membres de la commission.
Le CIG se compose de trois sous-commissions techniques qui travaillent sur les thèmes de la sécurité dans les tunnels, les questions économiques du projet et l’environnement. Sur la base des indications formulées par les trois sous-commissions, la CIG commandite les études qu’Alpetunnel doit réaliser. Elle a ensuite la charge de contrôler la conduite des études réalisées par Alpetunnel, de valider les résultats obtenus et d’en référer aux deux gouvernements centraux. A partir de 1996, le GEIE Alpetunnel commence donc à travailler en étroite collaboration avec la CIG : les deux organismes constituent des groupes de travail se rencontrant régulièrement pour établir ensemble le déroulement des études techniques et des études économiques.
Avec la création de la CIG, le réinvestissement de l’État dans le dossier franchit une étape supplémentaire. Le passage à la dimension nationale représente, pour les changements importants qui ont lieu au sein de la growth machine, une étape fondamentale de l’évolution du projet.
Tout d’abord, on passe à une situation dans laquelle le nouvel acteur central du processus décisionnel, l’État, est un acteur moins consensuel par rapport aux phases précédentes, puisqu’il s’agit, par rapport à la Région, d’un acteur davantage pluriel, poursuivant des objectifs divergents à concilier et un moindre lien avec le territoire et ses expressions d’intérêt différentes. L’entrée de cet acteur moins consensuel dans la conduite du processus décisionnel favorise l’émergence d’une première controverse au sein de la growth machine, que nous allons présenter dans le paragraphe suivant, pour l’analyser dans le chapitre 4.
Ensuite, cette évolution permet de saisir la relation entre l’évolution du projet et les événements externes au contexte spécifique du Lyon-Turin. Les acteurs ont une vie propre et la manière dont ils prennent position sur le Lyon-Turin est largement influencée par d’autres événements, intérêts, priorités ou visions politiques plus vastes. Réciproquement, le projet influence les acteurs, en conditionnant leurs décisions dans d’autres domaines. Dans cette optique, nous considérons que ce réinvestissement progressif de l’État dans le dossier accompagne, en France, le parcours de redéfinition du rôle de l’État au sein du processus de décentralisation. Avec la transformation des régions de services décentrés de l’État en collectivités territoriales, dotées de compétences spécifiques et du pouvoir de former une assemblée, ce ne sont pas uniquement les régions qui ont besoin de définir et légitimer leur rôle, mais également l’État, qui doit réaffirmer et défendre ses prérogatives face aux régions. Le passage de la situation précédente, où l’organisation étatique basée sur la « déconcentration » des services de l’État sur le territoire se fondait sur l’existence d’un « État gestionnaire », à une situation de décentralisation demande ainsi une nouvelle définition des fonctions de l’État. La restructuration de l’État se fonde alors sur la création d’un nouveau rôle en tant que « État stratège ». La création de la CIG peut être lue dans cette optique de construction des fonctions stratégiques de l’État. La configuration prise par la growth machine du Lyon-Turin dans le cadre de la dimension nationale du projet peut être synthétiquement représentée par la figure suivante.
Source : élaboration propre
Une conférence intergouvernementale est une réunion de diplomates, en général plénipotentiaires, délégués par leurs gouvernements pour préparer un traité international ou en modifier un existant. Il s'agit d'une négociation entre gouvernements qui joue un rôle majeur en relations internationales. Aujourd’hui quatre CIG franco-italiennes existent, toutes impliquées dans le domaine des transports : la CIG Lyon-Turin, la CIG du Fréjus, la CIG du Mont-blanc et la CIG des Alpes du sud.