3.4.2.1.Les controverses internes à l’État français et le rapport « Brossier »

En 1998, le Ministère de l’Équipement commissionne une expertise au Conseil Général des Ponts et Chaussées d’analyse sur la situation et la politique des transports dans les Alpes. En ayant recours à cette expertise technique propre, indépendante d’Alpetunnel, le promoteur du projet, l’État français affiche encore sa volonté de redevenir décideur du projet et donne voix à une partie des critiques qui s’adressent au projet.

Le rapport « Brossier » arrive, en effet, à l’issue d’une phase d’interrogations au sein de l’appareil d’État, où à partir du milieu des années 1990 plusieurs acteurs commencent à montrer une certaine réticence à s’engager dans le financement du projet. Des raisons budgétaires, tenant autant au coût du projet ou à la faiblesse des recettes escomptées qu’au déficit cumulé de la SNCF, induisent une certaine prudence. La volonté de défendre ses prérogatives dans la conduite du dossier exercée à travers la création des deux nouveaux acteurs, Alpetunnel et la CIG, peut alors être mise en relation avec ces doutes que l’État français commence à exprimer quant aux possibilités de financement du Lyon-Turin. Cette hésitation trouve une première expression dans le rapport « Rouvillois » sur les perspectives en matière de création de nouvelles lignes ferroviaires à grande vitesse, qui en octobre 1996 recommande un redimensionnement des projets, préconise des phasages supplémentaires, tout en confirmant l’intérêt d’une liaison telle que Lyon-Turin pour ses dimensions internationales et fret. Les déclarations officielles rendues par le gouvernement français à l’Italie quant à la volonté de faire avancer rapidement le projet se posent alors en contradiction avec la décision en 1998 du Premier ministre Jospin de donner la priorité au TGV Est entre Paris et Strasbourg. Cet arbitrage est en effet rendu au détriment de l’ensemble des projets en lice à ce moment en France, mais de manière spécifique à l’encontre du projet Lyon-Turin parmi les projets européens. De même, la proposition avancée pour la première fois (toujours en 1998), par le ministre des transports Gayssot, d’introduire un phasage, prévoyant plusieurs étapes successives, pour la mise en œuvre du projet est-elle également une manière d’entériner l’allongement des délais de réalisation.

La fin des années 1990 se caractérise en France par la recherche de solutions alternatives au Lyon-Turin. Cette recherche vise, entre autres objectifs, à résoudre la question lourde de son financement. L’introduction d’une hypothèse de phasage dans la réalisation du projet est clairement un effort en ce sens. Elle s’accompagne ainsi de la naissance de projets alternatifs, à réaliser à la place du Lyon-Turin, et moins coûteux. Nous avons déjà évoqué plus haut l’alternative proposée en 2000 par le Conseil Général de Haute-Savoie, qui prévoyait un tunnel ferroviaire de 37 km sous le Mont-Blanc. D’autres projets possibles sont évoqués.

Un premier groupe est celui des projets qui proposent de remplacer le Lyon-Turin par des tracés alternatifs :

  • le projet porté par les écologistes de réhabilitation de la ligne existante dite du Tonkin Evian-Saint Gingolph, au sud du lac Léman, vers la haute vallée du Rhône et le tunnel du Simplon, déjà alimenté par le Lötschberg et la ligne de Vallorbe-Lausanne, repose davantage sur la crainte du « grand chantier » que sur la préoccupation financière ;
  • le projet du tunnel de 21 km sous le Montgenèvre reliant Briançon en France et Oulx en Italie, soutenu par Marseille, le Conseil Régional de PACA et la grande majorité des écologistes résulte aussi de la volonté de renforcer la desserte du port de Marseille. Ce dernier projet soulève des inquiétudes et des oppositions parmi nombre d’acteurs en Rhône-Alpes et en Italie, notamment la Savoie, la Région Piémont et la Provincia de Turin, qui voient dans cette solution annoncée comme moins coûteuse et bénéficiant du soutien politique naturel d’une autre Région une menace à la réalisation du Lyon-Turin. A ce propos, Franco Campia22, adjoint aux transports de la Provincia de Turin, rappelle que la capacité offerte par le Montgenèvre correspond à un dixième des capacités du projet Lyon-Turin et souligne que ce projet n’est à engager qu’une fois la réalisation du projet Lyon-Turin fermement décidée, car il risquerait de constituer une solution alternative largement insuffisante aux besoins des traversées alpines franco-italiennes. Ainsi, la ligne du Montgenèvre tend à être présentée non pas comme une alternative au Lyon-Turin, mais plutôt comme une ligne complémentaire et affluente du Lyon-Turin. Ce qui est intéressant, c’est que cette présentation du Montgenèvre comme complémentaire, induisant de fait une hiérarchie et une succession entre les projets, vient d’Italie et plus précisément du Piémont. Les Rhônalpins sont désarmés par rapport à un projet qui ne passe pas par leur territoire. Seuls les Piémontais pouvaient accepter, refuser ou hiérarchiser les projets. Ce positionnement nuancé leur permet aussi d’afficher une solidarité nationale vis-à-vis de Gênes, le grand concurrent de Marseille, tout en maintenant une certaine pression sur le Lyon-Turin. Cet épisode, situé en plein dans la phase de dimension nationale, fait, en France, mesurer la force que constitue la construction politique sous l’égide de la Région dirigée par Charles Millon, d’un réseau d’alliance pour soutenir le projet. L’État, en particulier, qui a d’emblée été unanimement très sceptique vis-à-vis du projet du Montgenèvre a pu ainsi éviter de se positionner fortement contre un projet.

En focalisant l’attention sur l’observation des trafics et des capacités disponibles, d’autres envisagent des solutions différentes qui, au lieu de proposer des tracés alternatifs, permettraient d’augmenter la capacité sur le même tracé entre Lyon et Turin sans avoir à construire un tunnel de base de 54 km. Par exemple, la fédération nationale des associations d'usagers des transports (FNAUT) soutient que les problèmes de saturation de la ligne classique ne concernent pas les tronçons d’accès au tunnel actuel de Modane, mais se situent au contraire - du côté français - au niveau de Chambéry. De ce fait, ils proposent la création d’un itinéraire Ambérieu-Maurienne dédié au fret au lieu de la construction du tunnel de base.

Enfin, toujours dans le cadre du transport de marchandises, la plupart de ces solutions alternatives sont défendues en remettant en cause la place de Lyon dans le cadre d’un projet qui desservirait des flux prioritairement en provenance ou à destination du sud-ouest (du sud de la France, de l’Espagne et du Portugal) ou du nord de l’Europe. Selon les acteurs qui se font porteurs de ces solutions alternatives, puisque le premier groupe de flux n’a pas besoin de remonter jusqu’à Lyon pour rejoindre l’Italie, le projet du tunnel sous le Montgenèvre se révélerait plus pertinent à faire passer les trafics entre le Sud-ouest de l’Europe et l’Italie, alors que le trafic en provenance du Nord pourrait passer par Ambérieu, prendre le tunnel sous les Bauges et rejoindre l’Italie.

L’attention portée à l’ensemble de ces alternatives au Lyon-Turin relève non seulement d’un problème d’ordre financier relatif au coût du projet, mais aussi d’une nouvelle perception de son rapport coût-opportunité à mettre en relation avec les modifications de la croissance des trafics transalpins d’une part et avec l’évolution des connaissances et des approches de la place des transports dans l’économie d’autre part. Le rapport « Brossier » de 1998 fait le lien entre ces deux problèmes du poids financier et du rapport coût-opportunité du projet, en donnant voix à cette controverse qui a lieu tant en interne à l’État français que parmi les expressions diverses des territoires. Ce rapport replace – comme nous le verrons dans le chapitre 4 – la discussion sur la réalisation de cet ouvrage dans le cadre des évolutions des flux transalpins. L'originalité de cette réflexion sur le projet consiste à inscrire le Lyon-Turin dans le contexte alpin au lieu d’isoler les échanges franco-italiens du contexte général des échanges européens à travers l'arc alpin. C’est sur la base d’une analyse prenant en compte autant les évolutions des trafics alpins que l’ensemble des autres projets alpins de la Suisse et de l'Autriche (tunnels ferroviaires de base, taxes routières), que le groupe présidé par Brossier conclut la non-urgence et, peut être, la non-nécessité d’un tunnel ferroviaire de base entre St.-Jean-de-Maurienne et Suse. La recommandation des experts qui ont élaboré le rapport est d’améliorer les réseaux existants avant de décider la réalisation d’un nouveau tunnel alpin et de se focaliser sur des améliorations à court et moyen terme sans se fonder sur des prévisions à long terme, contradictoires et donc incertaines. Les déclarations du groupe Brossier sont suivies, la même année, par la déclaration du ministre Gayssot qui remet en cause la politique du « tout TGV » et affirme la volonté d’orienter la politique infrastructurelle vers la rénovation du réseau classique. Cette position gouvernementale peut être considérée comme la synthèse d’une critique d’origine communiste du sous-investissement sur le réseau ferroviaire classique et d’une critique écologique dénonçant le recours trop systématique aux grandes infrastructures, dans laquelle les conclusions du rapport Brossier s’inscrivent parfaitement.

Notes
22.

Cité dans : Klein O., Martin S. (2004), Les chemins de la transalpine. Rapport réalisé dans le cadre du projet AlpenCorS, Programme Interreg IIIb Espace Alpin.