3.4.3.2.Les tracés et la place du fret dans le projet Lyon-Turin discuté en Italie

Nous avons déjà vu comment, en relançant les débats sur le ferroutage et la nécessité d’une réglementation plus sévère en matière de sécurité et transports, l’accident du tunnel du Mont-Blanc a en quelque sorte constitué un catalyseur pour l’évolution du Lyon-Turin. Cependant, en Italie, cet événement a eu des conséquences différentes et a participé du ralentissement qu’a connu le processus décisionnel à partir de la fin des années 1990. Dans ce pays, particulièrement dépendant des points de franchissement alpins, la fermeture pendant trois ans du tunnel suite à l’accident a influencé l’ordre des priorités assignées aux interventions en matière de franchissements. Ainsi, face à la limitation des capacités transalpines créée par la fermeture du tunnel, la priorité du gouvernement italien devient la réouverture du Mont-Blanc alors que le projet Lyon-Turin glisse au second plan. Cet affaiblissement de la place du projet au sein de l’agenda politique italienne se vérifie dans un moment d’hésitation plus général au sein de l’État, qui a son origine dans les négociations concernant le choix du tracé de la ligne nouvelle sur le territoire italien.

A la fin des années 1990 la question du tracé italien demeure encore ouverte. Ici, en effet, à la différence de ce qui s’était passé du côté français, la question du choix du tracé de la ligne sur le territoire italien n’avait pas encore été abordée à l’époque de la création d’Alpetunnel et de la CIG. À l’exception d’une première étude réalisée en 1993 par les FS sur une hypothèse de tracé en surface entre Bussoleno (à la sortie italienne du tunnel) et Collegno (dans la périphérie ouest de Turin), qui ne prenait pas en compte la question de la connexion de la ligne nouvelle avec le nœud de Turin, l’analyse du tracé italien n’a pas fait l’objet d’études supplémentaires. Ainsi, le projet Lyon-Turin vu d’Italie se résume à l’époque uniquement à la question du tracé de franchissement alpin, alors que la localisation de la nouvelle ligne dans la basse vallée, censée poser plus de problèmes qu’en haute vallée tant du point de vue humain de son insertion sur le territoire que du point de vue des transports, en raison de la plus grande concentration des trafics, n’est pas abordée. Ce manque de réflexion sur les impacts territoriaux et de transport de la nouvelle infrastructure vient, en outre, s’inscrire dans un contexte de dialogue particulièrement faible entre les acteurs de la growth machine. Dans la phase nationale du projet, comme le rappelle G. Marengo25, directeur du Service de Planification des Transports de la Provincia de Turin, le travail technique réalisé par Alpetunnel et les décisions prises ensuite par la CIG suivent de procédures « internes » et les échanges avec le territoire et les collectivités territoriales sont peu fréquents et limités du point de vue du contenu. La CIG se limite à communiquer les résultats des études et les décisions déjà prises. La possibilité de participer à la construction des décisions est de fait niée aux acteurs territoriaux, pourtant fortement supporteurs du projet.

Cette organisation du travail et du processus décisionnel a des répercussions particulières sur l’élaboration du tracé italien. En effet, la création d’Alpetunnel et la réorganisation des compétences parmi les acteurs ferroviaires ont davantage réduit la possibilité pour les acteurs territoriaux d’intervenir sur cette question. Le travail d’étude d’Alpetunnel concernait le tronçon international du projet entre St.-Jean-de-Maurienne et Bussoleno, alors que la SNCF puis RFF travaillaient sur la section Montmélian - St.-Jean-de-Maurienne et les FS, et RFI par la suite, sur la section Bussoleno - Torino. Cependant, l’inclusion du tracé jusqu’à Bussoleno (comprenant donc le deuxième tunnel situé, après le tunnel de base, entièrement sur le territoire italien) dans la section internationale étudiée par Alpetunnel limite de fait les possibilités de choix du tracé en Italie, en le reléguant à la seule option de la traversée du Val de Suse.

En 2001, le président de RFI M. Moretti présente au gouvernement italien un projet de tracé, qui vient aussi résoudre, après des années de silence, la question du nœud de Turin. En introduisant la Gronda merci, le contournement ferroviaire de l’agglomération turinoise dédié aux trains de fret qui court le long de l’actuel périphérique nord autoroutier, cette hypothèse de tracé complète le projet du passante ferroviario de Turin, qui prévoyait la traversée ferroviaire de la ville par quatre voies nouvelles (deux voies rapides pour les trains voyageurs de longue distance et pour les trains de fret et deux voies lentes pour la desserte régionale). La gronda merci connecte la ligne nouvelle du Lyon-Turin avec, d’un côté, la future ligne à grande vitesse Turin-Milan et, de l’autre, le passante ferroviario au nord de la ville de Turin.

Ce tracé élaboré par RFI prive la ville de Turin d’une desserte directe par la ligne nouvelle Lyon-Turin. De ce fait, la Provincia de Turin et la Région Piémont s’opposent au tracé proposé par RFI, qui se pose en contradiction sur nombre de points avec la politique envisagée par les acteurs territoriaux, concernant tant le système des transports de marchandises que les services voyageurs régionaux et de longue distance. A travers le projet Lyon-Turin, la Région et la Provincia envisagent en effet de défendre deux objectifs prioritaires : le développement logistique et la desserte du système industriel turinois d’une part, et le développement du transport ferroviaire régional de l’autre. Concernant le premier point, le tracé proposé par RFI présente le problème de ne pas desservir la gare de triage d’Orbassano et sa plateforme multimodale SITO. Avec l’ouverture de la gronda merci, le terminal de l’autoroute ferroviaire alpine Aiton-Orbassano est supposé être transféré d’Orbassano à Chivasso, 20 km à l’est de Turin, en direction de Milan. Concernant le deuxième point, cette option de tracé prévoit un seul point d’interconnexion entre la ligne nouvelle et la ligne historique au niveau de Caprie, très en amont par rapport à la ville de Turin. Cela oblige les trains en provenance de la France et à destination de Turin à quitter très tôt la ligne nouvelle, avec des répercussions importantes tant sur la desserte de longue distance de la ville que sur les possibilités de mettre en place une politique de transports ferroviaires régionaux. En effet, cette solution implique une concentration plus importante de trafics sur la ligne historique par rapport à la situation où tout le trafic de longue distance passe sur la ligne nouvelle, ce qui interfère avec le projet de la Région et de la Provincia de dédier la ligne existante au développement des services ferroviaires régionaux. En outre, selon la Provincia, avec cette option, non seulement les avantage pour la ville de Turin en termes de réduction des temps de parcours seront limités, mais les fréquences de sa desserte risqueraient aussi une forte limitation lorsque la privatisation des services ferroviaires sera effective, en raison de la moindre rentabilité de cette liaison.

Le critiques de la Provincia au projet de RFI s’appuient sur un projet de tracé qu’elle a élaboré entre 1999 et 2000 et qui prévoit la desserte directe du centre intermodal d’Orbassano et de la ville de Turin. La ligne proposée par la Provincia rejoint Turin par le sud et doit ensuite traverser la ville, en se connectant au projet du passante ferroviairio, pour rejoindre la ligne Turin-Milan au nord de l’agglomération turinoise, comme le montre la carte de la figure 16. L’opposition des collectivités locales aux propositions de RFI s’articule ainsi principalement autour du rôle de Turin au sein du projet. C’est donc une vision différente de la place des territoires dans le projet globale qui alimente le conflit entre RFI et les acteurs territoriaux. Pour le premier, l’objectif du Lyon-Turin est la desserte plus rapide et directe possible de Milan et, plus généralement, de l’ensemble de la plaine du Pô, moteur productif du pays et territoire fortement générateur de trafics. Dans cette optique, le Val de Suse et la région de Turin revêtent plutôt un rôle de corridor traversé. Pour les acteurs locaux, le Lyon-Turin représente au contraire un instrument important pour supporter le développement de la logistique dans la région turinoise. L’opposition des visions concernant la place des territoires dans le projet global se fonde prioritairement sur la fonction de transport de fret dans le projet. C’est, en effet, autour de la gronda merci et de la desserte du centre intermodal d’Orbassano que se structure le débat et qu’une première contestation a lieu au sein de la growth machine italienne. Ces débats renforcent de fait le rôle fret du projet. L’imposition d’une décision concernant le tracé par le gouvernement ne fait que provoquer une montée en puissance de cette première opposition.

Fig. 16 – Les options de tracé en Italie au début des années 2000 (RFI et Provincia)

Source : Provincia di Torino

En effet, la décision du tracé est prise en Italie dans le contexte de resserrement du processus décisionnel autour de la figure étatique qui fait suite à l’adoption de la Legge obiettivo de 2001. Cette loi augmente le pouvoir du gouvernement dans la prise de décisions en matière de grandes infrastructures et réduit le recours à la concertation (voir par. 0). En outre, le climat de conflit entre les acteurs de la growth machine italienne déclenché par les décisions concernant le tracé, s’insère dans un contexte déjà caractérisé à l’époque par une opposition politique des institutions locales envers le projet. Les communes du Val de Suse et la communauté de montagne de la basse vallée de Suse26 contestaient en effet le manque de dialogue de la part de RFI et du gouvernement central et ils espéraient, en protestant, pouvoir être admis aux négociations politiques afin de faire entendre leurs requêtes et augmenter les synergies entre le projet, les services programmés et les territoires. Les revendications de participation des représentants institutionnels du territoire ne trouvent pas satisfaction, ce qui durcit finalement leur opposition et facilite ainsi l’association entre ces derniers et les premières organisations de riverains opposés à l’ouvrage. Les divisions perceptibles vers la fin des années 1990 entre les Piémontais, favorables au projet, et le Val de Suse qui s’y oppose, tendent à s’affaiblir. Turin et la Région Piémont gardent toujours une position critique envers les contestations du Val de Suse, mais le début des années 2000 se caractérise en Italie par une exacerbation des conflits, une augmentation des divisions entre les acteurs et la tentative de l’État central de légitimer sa place de garant super partes au sein du processus décisionnel, à travers notamment un renforcement réglementaire de ses prérogatives et pouvoirs décisionnels. Les divergences entre les acteurs se focalisent sur les fonctions fret liées au projet et marquent le passage à une nouvelle représentation du projet axée sur la grande capacité en opposition à l’objectif précédemment considéré prioritaire de la grande vitesse.

Notes
25.

Entretien avec Giannicola Marengo. 3 janvier 2008.

26.

Une communauté de montagne est un organisme du droit public italien, prévu par la loi n. 1102 du 3/12/1971. Il s’agit d’une collectivité locale, créée par les présidents des régions et dont l’appartenance est obligatoire pour les communes de montagne, même lorsqu’elles font partie de provinces différentes.