3.5.1.1.La place du fret dans le Lyon-Turin et l’inscription à la dimension alpine

Les promoteurs du projet font référence à ces arguments de la sécurité et de l’environnement pour expliquer l’évolution du Lyon-Turin de la grande vitesse à la grande capacité. Ces objectifs sont officiellement affichés lors du sommet de Turin de janvier 2001, lors duquel est signé un accord intergouvernemental sur la réalisation de l’ouvrage. Ils se traduisent par la décision de mettre en œuvre un service d’autoroute ferroviaire à travers les Alpes, l’Autoroute Ferroviaire Alpine (AFA). Ce service sera finalement lancé, en voie expérimentale, fin 2003, entre Bourgneuf-Aiton et Orbassano, dans le but de tester la faisabilité technique sur un tracé au gabarit limité et d’évaluer les potentialités commerciales du concept d’autoroute ferroviaire.

Fig. 18 – Le service d’autoroute ferroviaire lancé en 2003 entre Aiton et Orbassano
Fig. 18 – Le service d’autoroute ferroviaire lancé en 2003 entre Aiton et Orbassano

Source : AFA (www.ferralpina.com)

Il s’agit d’une mesure qui, bien qu’elle ne soit pas à proprement parler un mode de régulation du trafic routier, peut être inscrite dans l’ensemble de mesures étudiées et concertées au sein de l’espace alpin, parmi les pays du Groupe de Zurich et dans le cadre de la Convention alpine. L’objectif affiché dans l’accord franco-italien de cette décision est de réduire le trafic des itinéraires routiers transalpins en utilisant le rail pour une partie du parcours. À plus long terme, la réalisation du projet Lyon-Turin pourra contribuer à un report modal important, notamment grâce au service d’autoroute ferroviaire de grand gabarit et de longue distance qu’il sera en mesure de permettre.

Ainsi, le Lyon-Turin qui fait l’objet de l’accord de 2001 est un projet prioritairement à vocation fret, dont on affiche, à travers l’AFA, sa capacité à répondre à des objectifs essentiellement écologiques et de sécurité. L’évolution de la grande vitesse à la grande capacité est justifiée au nom de la défense de ces deux objectifs, s’étant enracinés dans le débat sur le projet à la suite des quelques événements « déclencheurs » que nous avons mentionnés dans le paragraphe précédent : la controverse « Brossier » de 1998 et le ralentissent de la croissance des trafics, l’accident du tunnel du Mont Blanc en 1999, la participation de la France et de l’Italie aux travaux menés dans le cadre de la Convention alpine pour l’élaboration d’un protocole Transports, la constitution en 2001 du Groupe de Zurich, le nouveau dispositif de coopération entre les Etats alpins au sujet de la gestion du transit transalpin. Or, la décision de réaliser une ligne fret est antérieure à l’ensemble de ces événements. Elle remonte, en effet, au milieu des années 1990, lorsque l’attention portée à ces problématiques était encore faible. À cette époque les débats concernant les choix du tracé fret étaient déjà avancés, mais l’exigence d’une telle desserte était argumentée sur la base de la nécessité de formuler une réponse à la croissance des trafics à travers cette région. On peut donc retrouver une ambigüité dans la manière dont les faits sont présentés par les promoteurs du projet au début des années 2000 et se demander si le lien de cause à effet entre la fonction du projet (fret plutôt que voyageurs) et les objectifs stratégiques associés au projet (écologiques plutôt qu’économiques) ne pourrait pas être interprété dans le sens inverse de celui présenté par les acteurs politiques engagés sur le dossier.

La « disparition » des trafics, ayant jusque-là justifié la nécessité du projet, et la dégradation du consensus à l’intérieur de la growth machine, synthétisée par la controverse du rapport Brossier, peuvent en effet amener à penser que c’est plutôt la fin des négociations sur le tracé fret et la stabilisation du projet avec une nouvelle ligne dédiée au transport de marchandises qui ont facilité l’évolution des discours dans une direction plus écologiste et, donc, plus « alpine ». Dans une telle optique, l’inscription du projet dans la dimension alpine relèverait de la justification du projet et de la volonté de raffermir le consensus à l’intérieur de la growth machine. En effet, la composante fret a toujours été présente dans le projet. Néanmoins plusieurs facteurs ont rendu difficile sa justification. Par exemple, la difficulté de la SNCF à s’engager sur le volet fret qui l’a obligée, dans sa recherche d’alliances politiques, à réorienter son discours vers le transport des voyageurs. Ce choix lui a permis, comme nous l’avons vu, de capter l’attention des acteurs régionaux, intéressés par les répercussions positives en termes d’image, positionnement géostratégique et développement économique du territoire. Cette transformation a, en outre, permis d’aller à la rencontre de l’Union européenne, avec un projet qui s’inscrivait pleinement dans la démarche de construction de cohésion entre les régions transfrontalières du continent. Désormais, la focalisation sur la fonction fret nécessite une justification différente : les avantages en termes d’augmentation de l’offre ne sont pas suffisants à eux seuls à justifier la nécessité d’un Lyon-Turin fret. En effet, ces avantages offerts au tissu économique ne sont pas spécifiques au mode ferroviaire. Bien au contraire, dans le cadre d’une politique d’infrastructure purement orientée vers le soutien au secteur productif et à la fluidité des échanges, le transport routier s’avèrerait mieux adapté. Les spécificités en termes d’avantages propres au transport ferroviaire n’étant pas les mêmes selon qu’il s’agisse de transport de voyageurs ou de marchandises, un projet d’infrastructure de fret ferroviaire nécessite d’être accompagné par d’autres arguments ; il implique, notamment, l’existence d’une volonté politique explicite de réorientation de l’organisation du secteur des transports. La nouvelle définition du projet, qui prévoit désormais, en France, deux lignes d’accès au tunnel séparées pour le fret et les voyageurs, nécessite dès lors une argumentation capable de faire valoir les différences d’un projet ferroviaire par rapport à un projet routier. C’est dans ce cadre que les enjeux environnementaux et de sécurité trouvent leur place naturelle dans l’élaboration d’un projet de plus en plus orienté sur le volet fret. Cette évolution des objectifs stratégiques associés au projet permet, alors, de renforcer la position de ce dernier face aux oppositions soulevées tant à l’intérieur de la growth machine que, avec une force croissante, à l’extérieur.