3.5.2.2.La deuxième étape de la centralisation de la décision : la création de LTF

La reprise en main du processus décisionnel par les États passe par la création d’un organisme d’étude dont la composition reflète fidèlement les compétences institutionnelles formelles de l’appareil d’État dans chacun des deux pays. Alpetunnel est la première version de cet organisme, avec la mission explicite de réaliser les études nécessaires à un accord entre les deux pays. Dans cette version, mise en place avant la transposition en France et en Italie de la Directive européenne 91-440 imposant la séparation de l’exploitation du réseau d’infrastructure d’une part et des services ferroviaires d’autre part, la SNCF et les FS ont le rôle moteur qui leur revient encore dans la conduite des dossier d’infrastructures nouvelles.

Après la signature de l’accord intergouvernemental de Turin en janvier 2001, les deux gouvernements décident en septembre de la création de la société Lyon Turin Ferroviaire (LTF), le nouveau promoteur technique du projet qui remplace Alpetunnel et a la charge de réaliser les études et les travaux de reconnaissance géologique devant mener à la décision de lancer ou non les travaux de construction. La création de LTF et la dissolution du GIP, en modifiant la configuration interne de la growth machine, changent les rôles et les relations des acteurs. Elles renforcent notamment le processus de centralisation autour de la figure étatique : la dissolution du GIP correspond à un éloignement des acteurs régionaux du dossier, alors que la création de LTF peut être vue comme une réduction du groupe appelé à prendre la décision finale sur la réalisation de l’infrastructure et un renforcement des relations en son sein.

La création de LTF repose sur des nécessités « objectives », officiellement argumentées. Tout d’abord, après le sommet de Turin de 2001, une nouvelle structure est rendue nécessaire. En effet, Alpetunnel avait la charge de préparer l’accord entre les deux pays sur la réalisation de la section internationale de l’ouvrage. À partir du moment où les deux gouvernements signent cet accord, la mission d’Alpetunnel peut être considérée accomplie. Deuxièmement, la création d’une nouvelle organisation est rendue nécessaire afin de prendre en compte les modifications intervenues dans la structure des sociétés ferroviaires lors de l’adoption de la directive européenne 91-440, opérée à travers la scission entre la SNCF et RFF en France et entre les FS et RFI en Italie. Enfin, c’est aussi le passage à la nouvelle phase du processus décisionnel qui détermine la nécessité de créer un nouveau promoteur technique. En effet, le champ d’action d’Alpetunnel était limité à la seule réalisation des études. En tant que GEIE, il ne pouvait ni acquérir des terrains, ni réaliser les travaux de reconnaissance. Avec la nouvelle forme organisationnelle de LTF, qui est une société par actions simplifiée binationale dont les actionnaires à parts égales sont RFF et RFI, les gouvernements peuvent conférer au promoteur la charge de la réalisation des études et des travaux de reconnaissance géologique, notamment la réalisation des descenderies et des galeries de reconnaissance de Modane, Saint-Martin-la-Porte et La Praz, en France, et de Venaus, au débouché du tunnel en Italie. La création de la société LTF marque le passage à une phase plus opérationnelle de la vie du projet. Le but final de la mission confiée au nouveau promoteur est de parvenir en 2006, une fois les études d’avant projet sommaire (APS) et d’avant projet de référence (APR) achevées, à la décision de démarrage des travaux de construction de l’ouvrage.

En même temps, la naissance de LTF correspond à une intensification des relations entre l’acteur technique et l’acteur politique, la CIG. Les entretiens avec les acteurs et l’observation sur le terrain du déroulement d’une partie des travaux nous ont permis de conforter l’hypothèse d’un resserrement du processus décisionnel autour d’un « noyau » central de la growth machine : la conduite des études de projet est menée en étroite collaboration entre LTF, les deux gestionnaires du réseau ferré national RFF et RFI et les deux gouvernements représentés par la CIG. La société LTF ne réalise pas directement les études. Elle reçoit les indications formulées par la CIG et élabore les cahiers de charges à soumettre aux consultants techniques sélectionnés par une procédure de concours européenne. Néanmoins, cette procédure n’a pas été adoptée pour les études de trafic, pour lesquels on a poursuivi la collaboration précédente d’Alpetunnel avec le bureau d’études SETEC. Les résultats des analyses réalisées par les consultants sont ensuite collectés et commentés par LTF dans des documents appelés « soumissions ». Ces documents synthétisent l’ensemble du travail effectué par les consultants et les hypothèses et les méthodologies établies par la CIG. Ils font ensuite l’objet d’une vérification de la part de la CIG, qui doit valider les résultats (ou demander des modifications dans les études). Le rôle de LTF consiste donc à effectuer une traduction des requêtes politiques exprimées par la CIG, dont il représente l’appareil technique.

Alors que les relations entre les acteurs de ce groupe interne acquièrent un caractère permanent avec la création de groupes de travail communs et de comités de pilotage (c’est le cas notamment du groupe de travail de la CIG sur le report modal, que l’on examinera plus loin, voir par. 4.4.3.2), les échanges avec l’extérieur se réduisent fortement. Dans cette phase, il est possible de remarquer une réduction des études réalisées par l’expertise indépendante ; notamment les universités et centres de recherche, qui auparavant avaient collaboré tant avec les acteurs politiques qu’avec les opérateurs ferroviaires, sont désormais éloignés du processus. Au contraire, c’est au sein des groupes de travail communs de la CIG et LTF que les différentes hypothèses à retenir dans le modèle de prévisions de trafic et dans l’évaluation socio-économique du projet sont discutées et définies. Le promoteur devient ainsi le nœud du réseau, le lieu où les acteurs et leurs visions respectives peuvent se rencontrer et être débattues.

La figure ci-dessous illustre la nouvelle configuration de la growth machine dans la phase « alpine » du projet, qui s’organise autour d’un noyau centra composé par la CIG et LTF. Au sein de ce groupe, les études que le promoteur conduit peuvent être considérées comme les instruments pour construire un consensus entre les acteurs. Puisque les accords sont plus faciles à réaliser sur les moyens que sur les objectifs, débattre des instruments devient une manière de structurer un espace d’échange et de négociations sur des sujets moins problématiques et de plus court terme afin de construire une vision commune franco-italienne de la politique des transports à poursuivre le long de la crête frontière et de la place à donner au projet Lyon-Turin au sein de cette politique.

Fig. 21 – La configuration de la
Fig. 21 – La configuration de la growth machine dans la dimension alpine du Lyon-Turin

Source : élaboration propre