3.5.3.1.La faiblesse du consensus à l’intérieur de la growth machine

La clôture de la controverse soulevée par le rapport Brossier de 1998 permet la reconstitution d’un certain consensus parmi les positions divergentes qui, au sein de l’État français, opposent Paris et la Région, les ministères des Finances, de l’Équipement et de l’Environnement, ainsi que les expertises diverses dont l’État dispose, à savoir les expertises techniques des opérateurs ferroviaires, la SNCF et RFF, ses propres services et les services territoriaux déconcentrés. La réponse formulée par les promoteurs du projet permet d’afficher des aspects nouveaux de la question du transit alpin franco-italien et de montrer, sur cette base, un consensus partagé au niveau des deux gouvernements qui justifie la signature de l’accord intergouvernemental de janvier 2001. Néanmoins, la première partie des années 2000 marque une nouvelle vague de controverses concernant la nécessité et la réalisation du Lyon-Turin.

Du côté français, c’est la sortie, en février 2003, d’un rapport d’Audit de l’Inspection générale des Finances et du Conseil général des Ponts et Chaussées qui met en lumière une nouvelle montée des oppositions internes à la growth machine. Le 10 septembre 2002, les nouveaux ministres de l’Économie, Francis Mer, et de l’Équipement et des Transports, Gilles de Robien, commandent au Chef du Service de l’Inspection générale des Finances et au Vice-président du Conseil général des Ponts-et-Chaussées un audit des principaux projets de grandes infrastructures de transport dont la réalisation est envisagée pour les années à venir. Le nouveau gouvernement, soucieux de respecter un programme électoral qui met au centre de son action l’équilibre des finances publiques et donc, potentiellement, la réduction des ressources dédiées au transport, envisage de disposer d’un classement de l’ensemble des projets de grandes infrastructures de transport annoncés, étudiés ou engagés par le gouvernement précédent. Les experts appelés par le gouvernement évaluent ces projets sur la base d’une analyse de leur rentabilité socio-économique.

Au final, la mission ne retient que cinq projets ferroviaires présentant un « intérêt particulier », dont trois lignes à grande vitesse et la ligne « du Haut Bugey » qui relie Genève à la LGV Paris-sud-est. Parmi les projets indiqués comme à réaliser avant 2020, seul le contournement de Nîmes et Montpellier présente une dimension fret importante. La partie nord du contournement fret de Lyon est mentionnée au conditionnel selon les incertitudes des besoins de capacité, dont la réalisation « pourrait être nécessaire en fin de période ». Les résultats de l’audit apparaissent nettement moins restrictifs concernant les projets routiers, alors que la plupart des projets ferroviaires ou fluviaux sont repoussés au-delà de 2020. Selon M. Bernadet (2003), les résultats d’une telle expertise étaient acquis, en tant que conséquence logique du cahier de charges et de l’approche adoptée par les acteurs : « la prise en compte quasi-exclusive de leur rentabilité socio-économique, non aménagée par la prise en compte d’autres critères, ne pouvait que conduire à cette conclusion ».

Concernant plus spécifiquement le Lyon-Turin – sur l’examen duquel l’Audit a été particulièrement attentif, compte tenu de son importance en termes d’engagement financier de la part de l’Etat – les préconisations ne sont pas sans rappeler la logique de prudence qui présidait déjà aux conclusions du rapport « Brossier » en 1998. Le rapport d’Audit conclut donc à l’opportunité de réaliser les aménagements de capacité, de gabarit (mise au gabarit B1 du tunnel existant) et de sécurité prévus à l’horizon 2007, ainsi que de lancer l’expérimentation de l’autoroute ferroviaire Aiton-Orbassano. On soulignera qu’il s’agit là d’opérations déjà largement entamées à la date de publication du rapport. Pour la suite, le rapport propose de « mener une politique de veille active » consistant à vérifier si l’évolution des trafics justifie le lancement de travaux supplémentaires. La mission note que les problèmes de saturation commenceront vraisemblablement au niveau du nœud ferroviaire de Chambéry et qu’en conséquence « la mise en service du tunnel de base […] n’aurait de sens qu’après la mise en service [du tunnel] de Chartreuse, soit probablement après 2020 ».

A travers ce calendrier, qui vise à marquer une rupture par rapport au volontarisme affiché du gouvernement précédent, l’Audit remet en question la nécessité du projet. Son évaluation socio-économique montre que les évolutions des trafics à la frontière franco-italienne ne sont pas en mesure de laisser prévoir une très forte croissance à l’avenir et de justifier, ainsi, l’investissement nécessaire à la réalisation d’un tel ouvrage.

Les conclusions de la mission d’Audit traduisent les arguments d’une partie des positions internes à l’État français. D’un côté, il existe des résistances au niveau de l’État pour un investissement dans le ferroviaire, notamment dans le fret, qui s’avère une activité particulièrement non rentable et qui n’a jamais été privilégiée et supportée dans les stratégies passées. Les sénateurs Haenel et Gerbaud, dans leur rapport sur le fret ferroviaire français de 2003, rappellent les nombreuses craintes existantes d’un échec à redresser l’activité fret : le fret représente « le parent pauvre de la SNCF » et selon la SNCF même «  le lieu de cristallisation de tous les problèmes de l’entreprise, où les problèmes apparaissent plus vite ». D’un autre côté, il y a un problème concernant plus spécifiquement le Lyon-Turin, qui a du mal à s’affirmer en tant que projet prioritaire au niveau national. En effet, le montant financier incomparablement élevé de cet investissement représente un frein conséquent au niveau national en termes de coûts d’opportunités pour les autres régions. La question de l’opportunité se pose d’autant plus que l’État est engagé dans d’autres projets majeurs, comme le montre le graphique de la figure suivante, qui compare la participation de l’État aux différents projets de ligne à grande vitesse engagés par RFF en France.

Fig. 22 – L’impact financier des projets ferroviaires de LGV en France
Fig. 22 – L’impact financier des projets ferroviaires de LGV en France

Source : intervention de M.-L. Meaux à l’ENTPE – février 2005

Notes : Part de l’État dans les concours publics annules pour les projets ferroviaires. Scénario technique en millions d’Euros constants 2001.

L’est du territoire national n’est pas encore desservi par le TGV et deux projets visent à y remédier, dont l’un concerne Rhône-Alpes (Le TGV Rhin-Rhône). Le TGV Est Paris-Strasbourg et le TGV Rhin-Rhône revêtent en outre, tout comme le projet Lyon-Turin, un intérêt international. Plus au sud, les Pyrénées, qui représentent un autre goulot d’étranglement sur ce même arc sud méditerranéen dont le Lyon-Turin fait partie, font l’objet d’un projet bien avancé : la ligne Perpignan-Figueras. A cette liaison est lié le contournement de Nîmes et de Montpellier, l’un des cinq projets ferroviaires jugés prioritaires par l’Audit de 2003. Ensuite, un problème de concurrence territoriale entre régions se pose également à l’intérieur du territoire alpin français : le problème des traversées alpines est en effet bien plus large que le projet Lyon-Turin. Ce dernier ne réussit que partiellement à convaincre les acteurs territoriaux, et en particulier en Région PACA, qu’il est une solution au problème général du transit alpin et de l’organisation des transports dans cette région.

Les conclusions de l’Audit provoquent aussi de vives réactions. En France, les promoteurs Rhônalpins du projet se mobilisent (« Rhônes-Alpes défend le Lyon-Turin », Le Monde, 11 mars 2003). En Italie et à Bruxelles, les conclusions de l’Audit sont interprétées comme une tentative de l’État français de revenir sur son engagement à réaliser le Lyon-Turin, ou du moins à respecter le calendrier annoncé. Les acteurs piémontais se rapprochent de leurs homologues rhônalpins pour faire pression sur Rome, Bruxelles et, finalement, Paris pour éviter toute remise en cause du projet (voir par exemple l’interview du Président de l’époque à la Région Piémont, E. Ghigo, publiée par La Repubblica le 3 avril 2003). Ainsi, bien avant la conclusion du processus parlementaire que l’Audit doit alimenter en France, le gouvernement est contraint de confirmer son respect des engagements pris en réponse à un courrier de la Commissaire européenne aux transports Loyola de Palacio, puis lors d’une visite à Paris du Président du Conseil Italien, S. Berlusconi (La Repubblica, 6 juin 2003).

Le CIADT de décembre 2003, qui énonce la position finale du gouvernement à l’issue d’un débat parlementaire alimenté par le rapport d’Audit et un rapport de la DATAR, affirme de fait une vision opposée à celle défendue par l’Audit. La prudence de ses préconisations en matière ferroviaire et l’engagement de certains ministères dans la défense d’une politique d’équilibre des finances publiques n’empêchent donc pas le CIADT de formuler un programme d’infrastructures principalement orienté vers la réalisation des projets ferroviaires. Le Lyon-Turin compte au nombre des projets retenus par le CIADT, qui réaffirme ainsi l’engagement du gouvernement français sur le projet. Plusieurs avancées réglementaires font suite à cette décision. Toujours à la fin de 2003, la CIG approuve la première phase d’études réalisée par LTF et lance la phase d’études finales, qui devrait amener au début des travaux de construction de l’ouvrage. Les deux gouvernements signent quelques mois plus tard, en mai 2004, l’accord financier sur le partage du montant financier de la réalisation de l’ouvrage entre les deux pays. Ainsi, malgré des difficultés internes qui font au final de l’État français un acteur peu consensuel par rapport au projet, le Lyon-Turin arrive à avancer au niveau français et binational. Cet épisode achève de convaincre les promoteurs du projet, si besoin était, de la nécessité de l’amarrer fortement aux problématiques plus globales du transit dans l’arc alpin et de renforcer sa justification environnementale, le protégeant ainsi davantage des controverses budgétaires nationales.

Du côté italien, cette phase de l’histoire du projet se caractérise également par une intensification des controverses. La contestation provenant du milieu des associations et des habitants du Val de Suse se radicalise et s’accompagne de l’expression d’hésitations et de remises en cause à l’intérieur de l’État italien. Au milieu des années 1990, il y avait en Piémont une situation de division entre la Région, favorable au projet, et les habitants et les institutions du Val de Suse, qui se plaçaient sur des positions fortement critiques à l’égard de cette infrastructure. L’opposition des riverains à l’époque s’appuyait surtout sur un argumentaire de défense du territoire, dont ils mettaient en avant son suréquipement en infrastructures, et de la santé des populations résidentes, exposées à leur avis au risque d’amiante pendant la période du déroulement des travaux (pour plus de détail sur l’argumentaire de l’opposition en Val de Suse au Lyon-Turin, voir le paragraphe 4.4.5). La signature de l’accord intergouvernemental de 2001 radicalise cette opposition et, parallèlement, l’écho des débats qui ont lieu entretemps en France concernant l’opportunité des grandes infrastructures de transport fournit aux contestataires du Val de Suse de nouveaux arguments pour supporter leurs thèses. Le discours des opposants tend alors à adopter l’optique de l’intérêt général pour réfuter la nécessité du projet ; en s’inspirant notamment des réflexions développées dans l’Audit français, ils argumentent l’inutilité du projet à l’égard du contexte des trafics qui caractérise la région alpine des franchissements franco-italiens. La montée en puissance de l’opposition populaire au projet s’accompagne d’une inflexion du consensus interne à l’État, qui fait suite à la décision concernant le tracé de la section italienne, prise par le gouvernement en l’absence d’une réelle concertation avec les représentants politiques locaux et à l’adoption de la Legge obiettivo. Ces deux événements marquent une faille dans les relations entre la Région et l’État.