3.5.3.2.L’alpinisation du Lyon-Turin comme réponse aux éléments de faiblesse de la growth machine

L’ensemble des critiques qui alimentent de l’intérieur de la growth machine une opposition au projet, tant dans le contexte italien que dans le contexte français au début des années 2000, se focalise sur une contestation de l’opportunité économique du projet à partir de l’observation des flux traversant les franchissements franco-italiens. Dans ce contexte de stagnation, la justification du projet à l’égard des évolutions de trafic ne trouve plus sa place au sein du débat. Ainsi, ces critiques demandent, afin de résoudre ces nouvelles controverses et de réduire les points de rupture internes à la growth machine, une réponse sur des bases différentes.

La construction d’une image alpine du projet est une première façon de formuler une réponse différente. Elle repose d’abord sur le constat que les trafics de transit se caractérisent par une très forte volatilité. En effet, les événements ayant affecté à la fin des années 1990 les capacités de franchissement alpines (les deux accidents au tunnel du Mont Blanc et du Gothard et les mesures restrictives des PL en transit sur son territoire mises en place par la Suisse d’abord unilatéralement à travers une limitation du tonnage puis dans le cadre de l’accord avec l’Union européenne de 1999 à travers des mesures tarifaires – la RPLP) ont permis de comprendre les comportements des flux transalpins en termes de choix d’itinéraire. Comme nous le verrons dans le chapitre 4 sur les études de trafics et, surtout, dans la partie suivante de cette thèse, portant sur les dispositifs d’observations et d’analyse des trafics dans l’espace alpin, ils ont ainsi montré que l’arc alpin présente des caractéristiques de système du point de vue des trafics de transit qui le traversent. En renforçant le caractère fret du Lyon-Turin, son évaluation et justification peuvent s’inscrire dès lors dans le cadre de l’analyse des évolutions générales des trafics transalpins de marchandises et bénéficier, ainsi, de ce caractère systémique de l’arc alpin. Cela revient à réduire le poids de la stagnation dans les critiques adressées au projet. En effet, même si la croissance est nulle aux passages nord-alpins franco-italiens, les trafics croissent ailleurs, à Vintimille et à travers les passages suisses et autrichiens, qui sont situés toujours à l’intérieur d’un système considéré comme interdépendant. Par conséquent, on peut argumenter qu’en raison de la volatilité des flux, cette croissance pourrait se reporter sur les passages à la frontière franco-italienne en présence de nouveaux événements perturbateurs.

En outre, cette même volatilité permet d’apporter une explication à la stagnation des trafics sur les deux passages du nord des Alpes franco-italiennes, dont le constat, malgré les perturbations induites par la fermeture du Mont-Blanc, commence à s’imposer. Une analyse détaillée des évolutions de trafics sur l’ensemble des passages de l’arc alpin permet de conforter l’hypothèse d’un détournement d’une part importante du transit entre la Grande-Bretagne et le Benelux, d’une part, et l’Italie, d’autre part, qui diminue fortement aux points de passage franco-italiens (Robert, 2004 ; Sutto, 2004). La reprise de ces arguments dans le cadre de la défense du projet Lyon-Turin vient étayer la possibilité d’un redémarrage de la croissance des trafics. Le changement de contexte de référence et son élargissement à l’ensemble de l’arc alpin rend, au final, le projet moins attaquable.

Cette nouvelle image alpine du Lyon-Turin correspond aussi à une manière d’effacer la concurrence entre les projets à travers les Alpes. Nous avons vu que, en France, l’une des conclusions du rapport Brossier de 1998 avait consisté à conseiller aux gouvernements d’attendre la mise en œuvre des projets suisses, avant de prendre toute décision concernant la réalisation du Lyon-Turin. La réalisation de ce dernier était donc mise en compétition avec celle des projets suisses. Dans cette optique, l’existence de ces derniers était censée réduire la nécessité du Lyon-Turin. De la même manière, un problème de concurrence se pose en Italie. Ici, c’est la coexistence du Brenner et du Lyon-Turin et l’énormité des montants financiers nécessaires à leur réalisation qui pourrait poser la question d’un choix entre deux solutions antagonistes. La résolution, dans une situation de forte contrainte financière, d’une éventuelle compétition entre les deux demanderait une évaluation comparée à partir des trafics prévus sur les deux lignes, ce qui amènerait à l’abandon du Lyon-Turin en faveur de l’investissement plus rentable de la ligne du Brenner. La construction d’une argumentation fondée sur le caractère interdépendant de l’ensemble des points de franchissement alpins permet d’effacer cette concurrence entre les deux projets, en inscrivant l’évaluation du Lyon-Turin dans le cadre des évolutions globales des trafics à travers l’arc alpin dans son ensemble.

Enfin, l’image alpine du projet sert à afficher un déplacement du centre de la décision et à réduire, ainsi, le poids des oppositions internes au gouvernement français exprimées par l’Audit. À partir du moment où le Lyon-Turin n’est plus simplement un projet binational, mais alpin et européen à la fois, la décision concernant sa réalisation se lie aux décisions prises dans un contexte plus vaste. Cela revient à délégitimer ces acteurs qui, à l’intérieur du gouvernement français, se font porteurs d’une position critique par rapport au projet. En même temps, l’affichage d’une image alpine du projet permet d’exercer une pression sur l’Europe afin de s’assurer son appui à la défense du Lyon-Turin. Pendant la première partie des années 2000, en effet, la liste des projets RTE-T fait l’objet d’une révision motivée, d’une part, par la nécessité de mettre à jour le programme sur la base des nouvelles exigences de l’Europe élargie, d’autre part par le constat du faible degré d’avancement des projets prioritaires pendant les dix années s’étant coulées depuis la définition de la liste d’Essen et enfin par l’opposition des principaux États membres à un accroissement significatif du budget de l’UE permettant un financement plus important des projets inscrits au RTE-T. Dans ce cadre, la situation du Lyon-Turin apparaît incertaine. Le support européen du projet montre, en effet, des signaux d’inflexion, notamment en raison des considérations de nature financière exprimées par la Banque Européenne des Investissements lors de l’évaluation économique d’une opportunité d’octroi d’un prêt aux deux pays pour la réalisation des travaux (Turrò-Calvet, 2004)32. Or, l’affirmation de la dimension alpine du projet représente aussi, de ce point de vue, un argument en interne et une manière de poser la concurrence entre les projets européens, en s’arrimant à un sujet, la question du transit alpin, qui pèse d’un poids conséquent au sein de la politique européenne des transports. En effet, la définition d’une dimension alpine du projet représente aussi un enjeu du point de vue de la stratégie européenne. Prendre position sur un Lyon-Turin alpin constitue un moyen pour l’Union européenne de renforcer sa place dans les décisions qui sont négociées et étudiées dans l’espace alpin des transports. Cet espace bénéficie, en raison de la présence de la Suisse, d’une forte autonomie qui en fait une sorte de laboratoire expérimental de politiques de transports interdites ailleurs en Europe. Les projets alpins de transport représentent dès lors pour l’UE une manière d’affirmer sa présence dans cet espace et de chercher un compromis entre les objectifs divergents défendus par la Suisse d’un côté, et l’Europe de l’autre. La succession des événements nous montre que, malgré les réticences et les doutes exprimées au sujet du projet, en avril 2004, le Lyon-Turin est retenu parmi les projets de la nouvelle short list du RTE-T, dont la Commission affirme le caractère d’intérêt européen, en déclarant prioritaire leur réalisation. Le positionnement de l’Europe est un fait important dans une phase caractérisée par une fragilisation du consensus autour du projet. La construction d’une dimension alpine du Lyon-Turin renforce par contrecoup sa dimension européenne et la réaffirmation du support de l’Europe sur le dossier permet, ainsi, de relancer un processus de reconsolidation du consensus parmi les différents acteurs du projet.

Le rapprochement du projet aux autres projets alpins sur la base des fonctionnalités qu’il partage avec ces derniers, à savoir son apport à l’écoulement et à la gestion des trafics de fret à travers les Alpes, représente ainsi la première étape du processus d’acquisition d’une dimension alpine de la part du projet, qui est la conséquence de l’intégration d’un argumentaire écologique dans la définition des intérêts stratégiques attachés à sa réalisation. Cette intégration passe par l’inclusion dans la définition du projet de l’objectif du report modal qui est défendu, au sein de l’espace alpin, par la Suisse. L’engagement sur cet objectif dans les Alpes représente pour le gouvernement français un moyen pour concrétiser la politique volontariste en matière de transports affichée, dans un premier temps, par le ministre Gayssot et réaffirmée, ensuite, à fin 2003 par la DATAR et le CIADT, après la phase de remise en question lors de la controverse soulevée par l’Audit. S’abriter derrière le volontarisme des politiques suisses et autrichiennes constitue un moyen pour l’Italie de défendre son point de vue sur le franchissement alpin. L’Italie est, en raison de sa position géographique, le seul acteur qui possède une réelle vision « alpine » du franchissement. En s’appuyant sur une représentation de l’arc alpin comme d’un système unique de passages interdépendants et soumis à une réglementation restrictive qui dépend uniquement des décisions prises ailleurs, elle envisage de réclamer une place au sein de la concertation des mesures de transports alpines. Elle cherche, en même temps, à défendre les projets ferroviaires de franchissement des Alpes des attaques internes, en démontrant leur caractère vital pour garantir la fluidité de ses échanges face aux politiques des autres pays alpins.

Notes
32.

M. Turrò-Calvet, directeur des Projets de la BEI. C ité dans le rapport « Les chemins de la transalpine » (2004), réalisé par O. Klein et S. Martin dans le cadre du projet Alpencors, du Programme Interreg IIIb Espace Alpin.