4.1.1.D’un projet fret à une première hypothèse de liaison à grande vitesse : l’entrée des études techniques dans la définition du Lyon-Turin

La première formulation du problème de départ exposée par la SNCF est clairement axée sur le coût économique de l’acheminement du fret à travers l’itinéraire alpin franco-italien. Le récit des acteurs mentionnés dans le chapitre précédent en témoigne. Malgré ce positionnement initial, la SNCF en collaboration avec les chemins de fer italiens publie en 1991, quatre ans après leurs premières discussions à ce sujet, un rapport sur le projet Lyon-Turin, qui présente une argumentation du projet très différente (FS/SNCF, 1991).

La réalisation d’une première phase d’étude du projet permet aux acteurs ferroviaires de mieux en visualiser les apports potentiels. Dans le but de quantifier l’impact de la nouvelle infrastructure sur l’amélioration de l’offre ferroviaire, cette première analyse explore l’hypothèse d’une liaison à grande vitesse empruntant le tunnel de base. Elle se focalise sur l’examen des gains de temps consentis par la réalisation d’un tel ouvrage, composé désormais, outre le tunnel de base, d’une nouvelle ligne entre Lyon, Chambéry et Turin.

L’« invention » du TGV par la SNCF à la fin des années 1960 s’est appuyée, entre autres innovations, sur la mise en pratique de l’analyse coût-avantage et la prise en compte des effets de l’accroissement des vitesses commerciales sur les trafics (Klein 2001a). L’introduction de ces méthodes est une rupture par rapport aux pratiques antérieures, qui ont par exemple mesuré l’avantage, pour l’entreprise, des grandes électrifications menées depuis 1945 sur la base des seuls gains de productivité des facteurs (main d’œuvre et matériel roulant) que le remplacement de locomotives à vapeur par des machines électriques permettaient (Meunier, 2002). Jean-Michel Fourniau (1988) a décrit comment l’effort de modernisation des méthodes d’élaboration des décisions publiques mené à cet époque a conduit à l’importation depuis les Etats-Unis et « l’acclimatation » en France des outils permettant cette évolution. Le « service de la grande vitesse » que dirigeait Gérard Mathieu, héritier direct des compétences économiques de l’équipe du « projet C03 » au sein duquel le TGV a été conçu, applique donc couramment ces méthodes au cours des années 1980 et fonde l’évaluation des projets, en matière de transport de voyageurs, sur l’estimation du surcroît de passagers ferroviaires induit par les gains de temps (par « induction », c’est-à-dire génération de déplacement nouveaux, et par report modal), à travers la modélisation du trafic, et sur l’estimation de l’avantage collectif généré par ces gains de temps à travers la valeur du temps (Fourniau, 1988).

Dès lors, cet appareil méthodologique va être d’autant mieux appliqué au projet Lyon-Turin naissant que l’étude en est confiée au service de Gérard Mathieu qui, à travers l’expérience des lignes à grande vitesse (LGV), concentre l’expertise de la SNCF en matière d’évaluation des grandes infrastructures. L’intégration à cette première analyse coûts-avantages du projet des gains de temps, calculés sur la base d’une estimation des évolutions futures du trafic voyageurs, permet d’obtenir un taux de rentabilité pour la collectivité (TRI socio-économique) assez élevé, de 7,5% (FS/SNCF, 1991). Cette variable exprime la rentabilité d’un projet, calculée sur la base du bilan de la collectivité, c’est-à-dire en prenant en compte tous les gains et les pertes de toutes les personnes concernées par le projet : au-delà de l’opérateur qui construit et exploite l’ouvrage, les usagers, les entreprises, les riverains et les citoyens, en général, les collectivités publiques… Le résultat de 7,5% est obtenu en large partie à travers l’intégration à l’évaluation économique des gains de temps permis par la réalisation du projet. Cela permet de faire valoir la composante grande vitesse du Lyon-Turin, mais pas de valoriser la composante fret dont le trafic est jugé peu sensible à la vitesse commerciale des trains.

Il y a donc dès cette époque une importante dissymétrie de traitement entre le trafic voyageurs et le trafic fret au sein des études du projet. Les méthodes d’estimation et d’évaluation mises en œuvre permettent en effet de prendre en compte, pour les voyageurs, les caractéristiques de l’offre de transport (principalement les temps de transport, mais aussi la fréquence de desserte) pour estimer leurs effets sur la croissance du trafic. Ces effets s’ajoutent, au niveau du bilan économique, aux gains de productivité correspondant à l’accroissement des rotations d’un matériel roulant plus rapide. Pour le fret, les effets de l’amélioration des caractéristiques de l’offre sur les trafics sont en revanche largement ignorés, soit parce qu’ils sont méconnus (on n’évoque pas, par exemple, à cette époque, une meilleure fiabilité des acheminements comme un facteur d’accroissement de l’attractivité du chemin de fer), soit parce qu’ils sont estimés peu importants (effets des gains de temps sur le trafic).

Concernant le projet Lyon-Turin, la mise en avant de l’hypothèse d’une nouvelle liaison voyageurs est ainsi en partie déterminée sur les compétences techniques de la SNCF et sur les chiffres qu’elle sait fournir. Les résultats obtenus lors de cette première exploration du projet permettent de constater une amélioration conséquente de l’accessibilité des deux régions Rhône-Alpes et Piémont, connectées par la nouvelle infrastructure. Ces dernières, comme le souligne le rapport conjoint FS/SNCF, viendront se retrouver au milieu d’un réseau à grande vitesse très étendu, allant de Londres, Lille et Bruxelles au nord, jusqu’à Rome et Barcelone au sud.

Dès lors, l’argument des gains de temps devient central dans cette évaluation du Lyon-Turin, parce qu’il permet une nouvelle représentation du projet, axée sur le thème de l’accessibilité des territoires desservis. En effet, ce thème se lie, dans le rapport du groupe SNCF/FS, à l’introduction du concept de risque d’enclavement des territoires. Cette nouveauté traduit un glissement dans l’argumentation du projet. La place centrale dans la présentation de l’ouvrage initialement accordée à l’objectif du renforcement de la viabilité économique des échanges ferroviaires de fret entre les deux pays commence à évoluer vers un argument plus général, lié à la capacité des franchissements franco-italiens et à leur adaptation aux évolutions futures de la demande de transport de marchandises et voyageurs. On constate ainsi que dès ce moment les analyses de trafic interviennent dans la discussion du projet. En effet, cette première étude de 1991 sur la faisabilité économique du projet a eu pour objet l’établissement d’une base de trafic commune, à partir des données disponibles dans les deux pays. Cette base de données a permis d’établir des prévisions de trafic associées à la réalisation du projet et de formuler ainsi une justification différente de la nécessité du projet. Même en l’absence d’une étude de trafic spécifique aux franchissements alpins, la SNCF et les FS, en tablant sur les taux de croissance prévus par le Ministère des Transports italiens et sur les évolutions du réseau de transports ferroviaires prévues pour le même horizon de réalisation de cette ligne (2000 à l’époque), mettent en garde sur le fait que l’évolution des trafics voyageurs et fret n’aurait pas manqué de poser de délicats problèmes de saturation. C’est donc le thème de la croissance des trafics et du risque corolaire de saturation des liaisons existantes qui commence à prendre forme au tout début des années 1990.

Les premières analyses réalisées par la SNCF et les FS en 1991 posent, d’un côté, les bases pour les futures études de trafic. Dans ce cadre, elles établissent une première base de données commune entre la France et l’Italie (qui est aussi la condition à la concrétisation de l’engagement commun des deux réseaux) et alertent sur la nécessité de poursuivre et approfondir les prévisions de trafics, en raison d’un risque de croissance excessive le long de cet itinéraire et de saturation des capacités existantes. D’un autre côté, ces analyses introduisent la transformation du projet d’un tunnel de base en une ligne à grande vitesse. À travers le recours aux gains de temps dans l’évaluation économique d’une hypothèse de liaison à grande vitesse sur cet itinéraire, elles facilitent et accélèrent cette transformation, qui s’installe très rapidement dans la définition du Lyon-Turin. Nous avons vu dans le chapitre précédent que plusieurs facteurs ont joué sur cette évolution, notamment l’affirmation de la vision des acteurs locaux et de celle de l’Italie, motivés par la nécessité de l’opérateur ferroviaire d’aller à leur rencontre afin de trouver des alliés politiques pour porter le projet. Néanmoins, cette transformation ne repose pas que sur des logiques stratégiques de recherche d’alliance fondées sur un élargissement du champ d’intérêts du projet. Elle est aussi en lien avec les capacités et les limites intrinsèques des acteurs engagés sur le projet. La SNCF a une compétence limitée dans le fret alors que c’est dans le domaine du TGV qu’elle a le plus de connaissances, d’où sa plus grande facilité à s’engager dans ce secteur en plein essor à cette époque. En 1991, le succès technique, commercial et politique du TGV sont à l’origine de la conception du Schéma directeur, qui prévoit des liaisons à grande vitesse partout en France et arrive à influencer l’élaboration d’un Schéma directeur européen, établi sur la base du modèle français. Au contraire, le fret n’a jamais occupé une place importante dans la stratégie de la SNCF. Les projets nouveaux dans ce domaine sont rares et ne sont pas poursuivis avec beaucoup de persévérance. Par exemple, le projet d’autoroute ferroviaire entre Calais et Avignon, conçu au début des années 1990 dans l’idée de construire une infrastructure nouvelle entièrement dédiée à l’acheminement de véhicules routiers, était plutôt vu comme un projet de recherche, ayant de faibles chances d’être réalisé. Ce projet, en effet, a été rapidement abandonné et il a fallu quelques années pour que l’idée des autoroutes ferroviaires retrouve une place dans la stratégie des chemins de fer français, qui s’est d’ailleurs plutôt imposée à la SNCF. Il faut, par conséquent, considérer qu’il n’y a pas que des contraintes externes parmi les facteurs déterminants des stratégies des acteurs, mais que les contraintes internes, à savoir le cadre de leurs propres connaissances et compétences, ont aussi un poids important. De ce point de vue, le contexte français lié au TGV est essentiel dans la première transformation du Lyon-Turin. Les analyses de trafic accompagnent et favorisent cette évolution, en fournissant à la SNCF les éléments quantitatifs nécessaires à une argumentation territoriale, qu’elle développe à la place des régions, dans le but d’obtenir leur soutien aux projets.