4.1.2.La construction d’un nouveau discours pour un nouveau projet : le rôle des prévisions de trafic dans la construction d’une dimension régionale et d’une dimension européenne du Lyon-Turin

L’hypothèse étudiée en 1991 d’une ligne à grande vitesse raccordée au tunnel de base se rapproche rapidement du projet de liaison transalpine que l’on connaît aujourd’hui. En 1993, le projet se compose désormais de trois sections : une section transfrontalière, la section française et la section italienne. C’est sur la base de ce projet que la SNCF et les FS réalisent une première étude de trafic basée sur un modèle monomodal et visant à estimer les volumes des différents marchés du transport ferroviaire de fret : transport ferroviaire combiné, fer conventionnel et autoroute ferroviaire. Cette étude est menée à l’horizon 2002, année prévue pour la mise en service de la nouvelle ligne, et 2010. Trois modèles indépendants servent à projeter les données de trafic de l’année de référence (1990) pour les trois modes étudiés afin de prévoir la demande de chacun des trois segments de transport ferroviaire.

Pour le transport combiné et le fret conventionnel, les taux de croissance sont estimés sur la base des évolutions du PIB des quatre pays majoritairement concernés par les points de franchissements de la frontière franco-italienne, à savoir l’Italie, la France, l’Espagne et le Royaume-Uni. Deux scénarios sont prévus : un scénario de référence et un scénario de projet, qui prend en compte la réalisation du tunnel de base en 2002. Des hypothèses concernant la réalisation d’autres infrastructures sont en outre considérées en tant que facteurs pouvant jouer sur les niveaux futurs des flux: les projets suisses de franchissement alpin en 2010 et la mise en service du tunnel sous la Manche, censée – selon les auteurs du rapport – profiter tout particulièrement au projet franco-italien.

Dans cette étude de trafic, la répartition modale n’est pas modélisée. Elle est calculée sur la base des données de l’année de référence et est donc supposée se maintenir sur les mêmes niveaux que ceux observés en 1990. Le partage modal entre fer et route ne se modifie pas entre 1990 et 2002. Il s’agit d’une méthode de modélisation plutôt diffusée au milieu des années 1980 en France, où l’approche monomodale, consistant à utiliser des techniques de modélisation séparées pour chaque mode de transport envisagé, était à l’époque dominante (Chatzis et Crague, 2007). Cependant, déjà au début des années 1990 les modèles de choix modal étaient en train de se diffuser en France sur la base des exemples d’autres pays. Parallèlement à la modélisation désagrégée (qui essaye de décrire le comportement de l’individu qui se déplace en traduisant les comportements en probabilité de choisir l’une plutôt que les autres façons de se déplacer en fonction de ses caractéristiques propres et son univers de choix), qui est pour l’essentiel un produit d’importation, les années 1990 se caractérisent par l’introduction et la diffusion en France de plusieurs logiciels de planification multimodaux. Concrètement, le choix méthodologique fait par la SNCF et les FS, probablement davantage dicté par leurs limites intrinsèques que par une réelle volonté de ne pas prendre en compte cette étape de la modélisation, se traduit par le fait que, grâce à la prise en compte, pour le calcul des parts de marché de chaque mode utilisé pour le transport de marchandises transalpin, des passages suisses, où le transport ferroviaire est historiquement très développé, la répartition modale considérée est assez avantageuse pour le fer : la part de marché du fer est fixée à 40% et celle de la route à 60%. En réalité, si on compare ces chiffres avec les données d’Alpinfo, on constate que la répartition réelle de 1990 était beaucoup moins avantageuse pour le fer. Comme l’illustre la figure suivante, si l’on prend en compte uniquement les passages des Alpes du nord entre la France et l’Italie, la part du fer s’établit autour de 25% et elle descend à 22% lorsque l’on considère l’ensemble des passages franco-italiens.

Fig. 23 – Répartition modale réelle et modélisée
Fig. 23 – Répartition modale réelle et modélisée

Source : élaboration propre à partir de données SNCF, FS et Alpinfo

En ce qui concerne la route, un modèle de prévision de la demande globale de transport routier est estimé sur la base d’une relation économétrique entre le PIB des deux pays et les évolutions des trafics aux passages entre la France et l’Italie, afin de prévoir la demande potentielle de l’autoroute ferroviaire. Cette relation est estimée à 1,86. Les niveaux de croissance retenue en hypothèse pour les années 1990 sont comparables à ceux de la croissance observée pendant les années 1980 : l’hypothèse centrale correspond à une hausse du PIB de 2,4% de 1988 à 2010 et de 2 % au-delà ; l’hypothèse haute à une hausse de 3,8% de 1994 à 2010 puis de 3% après ; l’hypothèse base à une hausse de 1,6% et 1%. Selon le scénario central du modèle, les trafics ferroviaires sur le corridor du projet atteindront 9,4 Mt en 2002 en situation de référence et 14,1 Mt en situation de projet.

Fig. 24 –
Fig. 24 – Les résultats de la modélisation de 1993 (trafics ferroviaires à l’horizon 2002)

Source: SNCF/FS

Ces chiffres sont le résultat d’une prévision de croissance de l’ordre de 7% par an en situation de référence et de 13% en situation de projet. Ils font référence au scénario central et représentent donc des valeurs moyennes entre le scénario haut et le scénario bas. Avec l’argument que la valeur moyenne est celle dont la probabilité de réalisation est la plus forte, seul le scénario moyen a été présenté dans le rapport final des études. Les résultats de ce scénario ont servi de base pour tirer des conclusions quant à la nécessité de la nouvelle ligne. Le manque de débat sur l’ensemble des scénarios et des résultats globaux des études indique qu’il y a eu, de la part des auteurs de ce premier exercice de prévision, une approche relevant plus de la justification que de l’analyse de l’utilité et des risques liés à la réalisation du projet. Le rapport de 1993 est conçu dans le but de fournir un résultat chiffré et unique, permettant de démontrer l’utilité du projet sur la base de la définition de son apport aux systèmes des transports et économique. Ce résultat repose cependant sur la conviction que les tendances observées pendant les années 1980 se reproduiraient indéfiniment par le futur. Il s’agit d’une hypothèse qu’aujourd’hui nous pouvons juger peu réaliste, sur la base des évolutions des trafics réels aux passages franco-italiens illustrées par la figure suivante.

Fig. 25 – Évolution des trafics aux passages nord-alpins français
Fig. 25 – Évolution des trafics aux passages nord-alpins français

Source : élaboration propre à partir des données Alpinfo (2006)

Néanmoins, remettre en cause ce postulat n’était pas simple à l’époque, en raison du nombre élevé de changements économiques et politiques en cours en Europe et capables de relativiser la portée de toute prévision. Nous savons, en effet, que l’une des raisons principales pour lesquelles l’exercice de la prévision des trafics est affecté par un niveau d’incertitude très élevé est que le transport est une demande dérivée et dépend de plusieurs variables exogènes, qui sont, elles aussi, incertaines : les évolutions socio-économiques et démographiques des pays, les changements dans la politique des transports, les changements technologiques… Au milieu des années 1990, la Direction de la Prévision avait, par exemple, contesté les taux de croissance retenus, en jugeant notamment l’hypothèse haute de croissance à long terme comme très excessive. Mais cette critique a été remise en cause et n’a pas eu de suite. A. Bonnafous, par exemple, a considéré ces hypothèses comme « extrêmement prudentes » (1996), car nettement inférieures, à l’horizon 2005 à ce que donnerait un simple prolongement des dernières tendances enregistrées. A partir de l’exemple des tunnels routiers du Mont Blanc et du Fréjus, qui en 1991 ont enregistré un trafic supérieur de 2% à l’hypothèse haute d’une étude de simulation réalisée cinq ans plus tôt par le CETE, il a insisté sur le risque de sous-capacité du système d’infrastructures qu’aurait impliqué la non prise en compte d’une hypothèse de forte croissance. D’après ses considérations, la nécessité de respecter le principe de précaution devait conduire à prendre en compte l’ensemble des possibilités existantes et à évaluer les différents risques sur la base d’une approche prospective. Les réponses aux critiques concernant les taux élevés considérés par les opérateurs ferroviaires ont souvent pris cette forme. En effet, même si la croissance des flux se concentrait essentiellement sur les axes principaux traversant les Alpes en direction Nord-Sud, deux arguments ont été plusieurs fois évoqués pour démontrer que des fortes augmentations étaient à prévoir aussi sur les directrices alpines Est-Ouest : la croissance économique des pays de l’Europe orientale et le futur élargissement de l’Union européenne à l’est.