4.1.3.En guise de bilan partiel : la construction progressive d’une communauté d’intérêt

Nous avons vu que les premières années 1990 se caractérisent par une argumentation fortement axée sur la croissance des trafics. Effectivement, à cette époque, les évolutions observées sont telles qu’elles laissent entrevoir une forte croissance des flux pour l’avenir. De nombreux éléments externes viennent en outre conforter une telle hypothèse de prolongation des tendances observées par le passé : la perspective de l’entrée dans l’UE des pays de l’Est, qui – avec des taux de croissance économique importants – sont censés induire une augmentation des échanges commerciaux, en supportant ainsi la croissance des trafics ; la réalisation de nombre d’autres projets de transport, tels les projets alpins, le tunnel sous la Manche, les autres lignes TGV du Schéma directeur français ainsi que les projets inscrits au programme RTE-T européen, est considérée comme pouvant se répercuter en tant qu’élément multiplicateur sur la croissance des trafics.

L’argument de la croissance des trafics est donc à ce moment suffisant pour justifier la nécessité d’une nouvelle infrastructure, solution à un « problème du trafic alpin » qui consiste en une contradiction entre des flux croissants et des franchissements rares et contraignants pour les échanges économiques. Les acteurs s’engageant sur le dossier Lyon-Turin au début des années 1990 concordent sur une telle définition du problème de départ. La SNCF et les FS, en réalisant leur étude de 1993, construisent un discours pour les régions fondé sur le rôle déterminant du développement du réseau des transports pour soutenir le rayonnement international. A partir de ce moment, cet objectif devient un argument central dans les débats entre les acteurs régionaux (on le retrouve par exemple, dans les verbatims des réunions du Conseil Régional de Rhône-Alpes), mais aussi dans les études que la Région fait réaliser pour alimenter la consultation de l’ensemble des acteurs régionaux au sujet du choix du tracé français du projet. Ensuite, les deux réseaux de chemins de fer fournissent leur appui à la construction d’une dimension européenne du projet. En construisant un discours toujours fondé sur le lien entre la croissance économique et la croissance des transports, ils aident la Région Rhône-Alpes dans le cadre du travail qu’elle mène pour l’inscription du projet à l’agenda européen.

Cette formulation du problème alpin devient l’instrument qui va permettre à chaque acteur (la Région Rhône-Alpes, la SNCF, l’État italien et l’Union européenne) d’adhérer au projet et de poursuivre, en s’appuyant sur ce dernier, ses propres objectifs. Nous synthétisons ici le positionnement de chaque acteur (chapitre 3), pour montrer en quoi l’argument de la croissance des trafics vient apporter des éléments intéressants pour la poursuite de stratégies différentes.

Pour la SNCF, cet argument permet de justifier un projet qui, pour sa portée à la fois nationale et internationale, se configure comme un instrument utile afin de porter sa revendication d’une réorientation des investissements publics en faveur du ferroviaire non seulement en France, mais aussi en Europe. Pour la Région Rhône-Alpes, l’argument de la croissance des trafics alpins franco-italiens traduit une opportunité de rayonnement international de son territoire. Cette croissance implique que l’on mette en place tous les moyens nécessaires afin de la supporter et d’éviter ainsi que d’opportunité elle se transforme en risque d’enclavement. Pour l’Europe, l’implication dans le problème du trafic alpin représente un moyen de supporter la cohésion interne au continent. Plus particulièrement, en s’engageant sur la réalisation de nouvelles infrastructures là où les évolutions de trafic semblent plus dramatiquement se heurter aux capacités physiques des infrastructures existantes, elle cherche à défendre le principe de libre circulation à l’intérieur de ses frontières, l’équité des opportunités entre les pays et, par-là, une relance de la dynamique économique équilibrée sur l’ensemble de son territoire. Le Lyon-Turin, vu de l’Europe, constitue aussi une étape du parcours de construction progressive de sa légitimité d’intervention dans le champ des transports. Pour l’Italie, enfin, le problème de la croissance des trafics transalpins représente l’argument central de sa politique de commerce extérieur. La barrière alpine et la rareté des passages sont pour elle une limitation économique importante à sa capacité d’échanger avec le reste du continent. Dès lors, l’adhésion à une telle formulation du problème de la part de l’Italie est évidente et son appui au projet Lyon-Turin traduit une claire volonté de réduire au maximum le poids de cette barrière physique sur son système économique.

Néanmoins, cet argument, qui se révèle efficace au début des années 1990 pour la construction d’un consensus large autour du projet, va bientôt rencontrer ses limites. Les études de trafic réalisées dans cette phase ne s’éloignent pas d’une simple prolongation des tendances observées par le passé. En tablant sur la poursuite des taux de croissance observés par le passé, elles apportent un argument aux stratégies des différents acteurs de la growth machine du projet. L’évidence d’une évolution des trafics fortement positive au cours des décennies précédentes permet à cet argument, qui se fonde sur l’existence d’une relation forte entre le système des transports et le système économique, de ne pas être remis en question. Les acteurs qui le portent peuvent s’appuyer sur la croissance des trafics pour démontrer tant l’existence d’un problème des transports spécifiquement alpin que ses implications économiques. Cependant, cet argument présenté de manière non-critique devra se confronter à partir du milieu des années 1990 à un changement dans l’évolution des flux à travers les Alpes franco-italiennes ainsi qu’à une remise en cause du postulat de l’existence d’une relation forte entre le développement économique et les évolutions des transports.