4.2.Les études de la dimension nationale

Nous avons vu, dans le chapitre précédent, qu’au milieu des années 1990, suite à la forte prise de position de l’Europe en faveur du projet, les deux États nationaux décident de rétablir leurs prérogatives de contrôle sur le dossier Lyon-Turin et créent un nouvel acteur technique binational, Alpetunnel, et une nouvelle structure politique binationale, la CIG, chargée de suivre les études réalisées par Alpetunnel. L’organisation du travail d’étude se fonde sur une collaboration étroite entre Alpetunnel et la CIG, représentant les ministères des deux gouvernements, qui récupèrent ainsi un plus grand contrôle sur l’analyse et la discussion du projet. C’est, en effet, la CIG qui commande directement, après avoir consulté les trois sous-commissions dont elle se compose (sécurité, analyse économique, environnement), les études qu’Alpetunnel doit réaliser. Ensuite, la CIG évalue et valide les résultats de ces études, sur la base desquels les gouvernements prendront les décisions relatives à la réalisation de l’ouvrage.

Alpetunnel commence en 1995 ses études de projet, qui s’inscrivent dans le cadre des procédures légales définissant les stades d’avancement progressifs des grands projets d’infrastructure. La circulaire ministérielle n.91-61 relative aux procédures d’élaboration des projets figurant au schéma directeur définit différentes étapes d’étude dans l’élaboration des projets :

Ces différentes étapes sont engagées sur l’initiative du ministre en charge des transports et les études sont réalisés par les opérateurs ferroviaires. Alpetunnel a la charge de réaliser les études préliminaires et de préparer l’accord des gouvernements sur la réalisation de la section internationale de l’ouvrage. La conduite de ces études se déroule en deux phases, une première phase intermédiaire de 1995 à 1998 et une deuxième de 1998 à 2001, les deux ayant fait l’objet de validation de la part de la CIG. Les études de la première phase se caractérisent par la réalisation d’un premier modèle de prévision des trafics spécifique pour l’arc alpin, qui sera repris ensuite, après 2001, par le nouveau promoteur binational Lyon Turin Ferroviaire (LTF). Ce dernier réalise entre 2001 et 2003 les études d’avant projet sommaire (APS) et, entre 2003 et 2006, les études d’avant projet de référence (APR), qui remplacent les études d’APD définies par la circulaire ministérielle de 1991.

La figure suivante synthétise les trois phases d’études et détaille les choix faites par les deux promoteurs concernant les modèles et les données de référence à utiliser pour l’analyse de l’évolution de la demande de transport considérée comme potentiellement intéressée par la réalisation du projet. Pour chaque phase d’étude, nous pouvons aussi observer les résultats des prévisions, présentés dans la dernière colonne.

Fig. 26 – Les trois phases d’étude de trafics du projet

Source : élaboration propre

Les études de trafic conduites par Alpetunnel dans le cadre de l’évaluation du projet se basent sur un modèle alpin qui prend en compte l’arc alpin occidental allant de Vintimille à Chiasso (situé sur l’itinéraire du St. Gothard, à la frontière entre la Suisse et l’Italie). Les passages autrichiens ne rentrent pas dans le modèle. Ce modèle, développé par le bureau d’étude français SETEC, comporte une première étape de génération des trafics sur l’ensemble de l’arc considéré et pour les deux modes de transport pris en compte, la route et le fer (demande globale de transport), une deuxième étape de répartition modale et une troisième étape d’affectation sur le réseau existant et prévue aux horizons temporels choisis. Les études d’Alpetunnel introduisent dans la modélisation l’étape du choix modal, qui n’était pas abordée par les études de trafics précédemment élaborées par la SNCF et les FS. Cette étape a été développée sur la base d’un module de choix modal réalisé par le bureau d’études privé britannique MVA Consultancy. MVA et SETEC ont approfondi les facteurs de choix modal entre les deux modes terrestres, route et fer, sur la base des préférences déclarées par les acteurs du transport alpin, à travers une enquête de 50 interviews.

Dans la phase de génération, le modèle prévoit les évolutions de la demande globale de transport à long terme sur l’ensemble de l’arc alpin pris en compte (de Vintimille à Chiasso). Pour ce faire, les concepteurs du modèle ont estimé qu’il existe une relation entre l’évolution de la demande de transport et l’activité économique des territoires dépendant des passages alpins pour une partie de leurs relations économiques. Cette relation, qui est dans toute étude de prévisions des trafics à la base des fonctions économétriques de la demande de transport de marchandises, est le fruit de nombreuses évidences empiriques ayant justifié le recours à cette relation en prévision des trafics. A présent, les techniques économétriques connues pour estimer la sensibilité de la demande de transport de marchandises par rapport au PIB (élasticité) sont nombreuses. La technique employée par Alpetunnel est celle des modèles économétriques standards, la plus courante dans l’administration et, plus généralement, pour l’ensemble des prévisionnistes en économie des transports dans le cadre de l’évaluation d’une infrastructure de transport. Cette méthode permet d’obtenir une valeur constante dans le temps pour l’élasticité qui lie l’évolution des transports à l’évolution économique dans un espace considéré.

Sur la base d’une hypothèse qu’Alpetunnel définit comme « modérée » des taux de croissance du PIB des pays de l’Union européenne (1,8% par an) et d’une croissance soutenue du commerce extérieur en Europe (4%), le modèle de génération de la demande globale (représentant ici les transports ferroviaires et routiers entre l’Italie et l’Europe) utilisé en 1998 arrive à prévoir que l’arc alpin occidental sera saturé en 2020. Ce résultat démontre, selon le rapport intermédiaire qu’Alpetunnel rend à la CIG en 1998, la nécessité du Lyon-Turin dans le cadre plus vaste des évolutions de trafics à travers l’arc alpin. Désormais la représentation du problème de l’incapacité des infrastructures existantes à répondre aux évolutions de la demande ne concerne plus uniquement les passages franco-italiens des Alpes du nord, mais l’ensemble des franchissements alpins censés rentrer en concurrence directe avec les premiers, de Vintimille au Gothard. L’extension de l’argument du risque de saturation induit par la croissance des trafics prouve ultérieurement la nécessité du projet. En effet, au contraire de ce qui se passait dans l’étude du groupe SNCF/FS de 1993, désormais les 200 millions de tonnes de marchandises atteignant la capacité totale de l’arc alpin occidental démontrent que le nouveau projet est nécessaire parce que les trafics dépassant la capacité des franchissements franco-italiens ne peuvent plus se reporter sur les autres points de passage alpins, qui seront également saturés à partir de 2020.

Les premières études d’Alpetunnel renforcent l’argument de la croissance des trafics et de la nécessité d’adapter l’offre infrastructurelle à une demande en forte évolution, qui tend ainsi à se configurer en tant qu’argument « historique » du projet. Les résultats obtenus ne se posent pas en contradiction avec les justifications précédentes du projet qui, à partir de la dimension régionale au tout début des années 1990 jusqu’à la dimension européenne, avaient souligné l’apport du Lyon-Turin dans la redynamisation des secteurs économiques régionaux desservis et la prévention du risque d’enclavement pour ces territoires au carrefour des principaux axes de transit du continent. Les nouvelles études ajoutent au contraire un élément à cette vision du projet : la CIG, en acceptant ces résultats dans son rapport de 1998 aux deux gouvernements, conclut qu’il ne s’agit pas uniquement de supporter la croissance économique avec une meilleure desserte infrastructurelle, mais que c’est cette même croissance, qui se traduit par une évolution des trafics particulièrement positive dans la région alpine et censée se prolonger, qui détermine la nécessité d’une nouvelle offre.

L’ensemble des argumentations de la Région Rhône-Alpes, de l’Europe et de la CIG, qui font de la croissance des trafics l’élément central de la justification du projet, commence à se heurter à la fin des années 1990 aux évolutions de certains facteurs externes. Ces éléments amènent à remettre en question le postulat de base de l’ensemble de ces représentations qui font du projet le moteur du rayonnement international de la région, du développement économique et des échanges à l’intérieur de la macro-région européenne constituée par les territoires transfrontaliers du corridor de Lyon-Turin.