4.2.1.La stagnation des trafics à la frontière franco-italienne et la première controverse au sein de la growth machine : le rapport Brossier

Malgré les résultats des prévisions de croissance des trafics fortement positifs obtenus par Alpetunnel, force est de constater que, à la fin des années 1990, la dynamique positive des trafics observée pendant les décennies précédentes commence à s’estomper. Le ralentissement de la croissance des flux aux franchissements franco-italiens est le premier élément qui amène à remettre en cause l’argument de la nécessité d’adapter l’offre infrastructurelle à une demande en forte évolution. En effet, comme le montrent les graphiques suivants, réalisés à partir des données Alpinfo, les trafics routiers ont commencé à stagner depuis 1994 aux passages routiers (Fig. 27) et à partir de 1997 au passage ferroviaire de Modane (Fig. 28). Cette inflexion s’est ensuite confirmée les années suivantes tant pour les flux routiers que pour les flux ferroviaires.

Fig. 27 – Taux de croissance des trafics routiers aux passages alpins franco-italiens

Source : notre élaboration des données Alpinfo

Fig. 28 – Taux de croissance des trafics ferroviaires au passage alpin de Modane
Fig. 28 – Taux de croissance des trafics ferroviaires au passage alpin de Modane

Source : notre élaboration des données Alpinfo

L’argument de la croissance des trafics pour démontrer la nécessité d’une nouvelle traversée alpine a été remis en cause pour la première fois lors de l’entrée d’un nouvel acteur sur ce dossier, à savoir les services de l’État français s’affirmant en tant que producteurs d’expertises et contrexpertises techniques au cours de la dimension nationale du projet. En 1998, le Ministère de l’Équipement commande une expertise sur la situation des transports terrestres dans les Alpes au Conseil Général des Ponts et Chaussées, le rapport « Brossier », qui met pour la première fois en question le postulat technique de l’inadaptation présumée de l’offre à la demande et fait vaciller ainsi le consensus interne à la growth machine.

Dans ses conclusions finales, ce rapport recommande de reporter la décision sur la réalisation de l’ouvrage, en réalisant entre-temps des travaux d’amélioration, dans l’attente de voir les effets générés par les politiques envisagés en Suisse, à savoir la réalisation des nouvelles lignes ferroviaires alpines et l’ouverture aux PL supérieur aux 28 tonnes, en cours de négociation avec l’UE dans le cadre de l’accord sur les transports terrestres à travers le territoire helvétique. Cette conclusion se fonde sur l’observation d’évolutions très récentes à l’époque. Effectivement, la stagnation qui s’est vérifiée aux passages routiers depuis 1994 est sûrement un élément d’importance, à ne pas négliger dans l’évaluation du projet. Néanmoins, les données dont le groupe des experts dispose en 1998 courent jusqu’en 1997 : trois ans d’observation d’un phénomène conduisent à se poser des questions, mais, en l’absence d’une analyse des facteurs déterminants d’une telle évolution, peuvent-ils être suffisants à tirer des conclusions quant à l’évaluation d’un projet qui est localisé dans une région se caractérisant par une histoire assez longue de très forte croissance ? Aujourd’hui, nous savons que les événements ont donné raison aux critiques exprimées par le groupe Brossier, néanmoins les doutes quant à la solidité de ces conclusions à l’époque restent pertinents. La question des prévisions à des horizons temporels lointains est un fait complexe, qui nécessite une certaine précaution dans l’interprétation. Les critiques du groupe Brossier peuvent être, en effet, relativisées si l’on pense que les hypothèses retenues dans le dossier d’études SNCF/FS des années 1990, qui prévoyaient des taux de croissance comparables à la croissance des années 1980, avaient déjà été considérées très excessive par la Direction de la Prévision. Mais déjà à cette époque, cette critique n’était pas unanimement partagée. Par exemple, selon Alain Bonnafous, (1996), les niveaux retenus, suite à l’élimination de l’hypothèse haute d’un taux de croissance de 4% des trafics le long du corridor d’étude, « excluent un retour à une croissance vigoureuse ». Cependant, une telle croissance vigoureuse, si elle avait lieu, engendrerait de gros problèmes de sous-capacité des infrastructures. En effet, A. Bonnafous souligne que « c’est une chose de juger improbable une croissance installée entre 4 et 4,5%, c’est une autre chose de refuser d’explorer une telle hypothèse. Les conséquences d’une telle conjoncture sur les trafics, en particulier internationaux, peuvent être considérables et poser de redoutables problèmes de saturation. Le principe de précaution ne semble pas respecté dans les analyses actuelles du franchissement alpin ». Il y a donc deux risques inverses dans le choix des tendances macro-économiques, la sur- ou la sous-capacité des infrastructures, autrement dit le gâchis financier ou la congestion. A. Bonnafous, en soulignant le fait qu’une hypothèse de croissance faible ne permettrait pas de rassembler les financements nécessaires lors de la survenue d’un problème, met ainsi en avant le risque qu’il y aurait en excluant de considérer l’ensemble des éventualités futures. Son approche s’inscrit dans une démarche prospective qui se pose en contradiction avec l’approche plus déterministe des outils techniques de la prévision des trafics proposée par le groupe Brossier.

En réalité, les critiques des experts techniques de l’État, auxquelles le rapport Brossier donne une voix officielle, sont à resituer dans le cadre du débat français et du virage libéral des oppositions au projet pour des raisons économico-financières pendant le ministère Gayssot, dont nous avons parlé dans le chapitre précédent. Or, il est intéressant de remarquer ici que ces considérations économiques à l’origine des dissensions internes à l’État français ont recours, pour être publiquement exprimées, à une analyse de trafic. Ainsi, le rôle du rapport Brossier dans le déroulement de l’histoire du projet a été celui de donner une voix à cette controverse interne de l’État français en repositionnant la discussion sur la réalisation de cet ouvrage dans le cadre des évolutions des flux transalpins.

Selon les auteurs du rapport Brossier, l’analyse des données de trafic montre que les évolutions des trafics routiers aux franchissements alpins franco-italiens sont telles que les infrastructures peuvent garantir des marges de croissance importantes, grâce à des réserves de capacités largement suffisantes à l’avenir. En effet, le trafic routier à l’époque atteignait 26,3 millions de tonnes pour les deux tunnels du Mont-Blanc et du Fréjus, alors que la capacité estimée selon le rapport s’élevait à 68 Mt. En outre, selon les experts du groupe Brossier, plusieurs événements concernant le contexte alpin laissaient entrevoir une poursuite du ralentissement de la demande pour les traversées franco-italiennes. En effet, l'ouverture prévue des tunnels suisses (Lötschberg en 2006 et Gothard en 2010) devait soulager, selon les experts, de 20 à 30% le réseau routier français du trafic artificiellement rejeté sur la France par l'interdiction du transit à travers la Suisse des camions de plus de 28 tonnes. L’éventualité de la suppression de la limitation suisse pour les PL supérieurs à 28 tonnes aurait également redirigé une partie des trafics vers leur itinéraire routier naturel à travers la Suisse. Dans ce cadre, les itinéraires routiers français sont censés être dé-saturés et le projet de tunnel ferroviaire, destiné à absorber le transit routier, perdrait une partie de sa rentabilité, en plus d’être directement concurrencé par les deux projets ferroviaires suisses, qui se révéleraient plus attractifs pour les trafics transalpins sur des relations Nord-Sud. Comme l’illustre la figure suivante, la capacité globale des passages routiers nord-alpins français estimée par le rapport Brossier (68 millions de tonnes pour le Fréjus et le Mont-Blanc) est loin non seulement des flux constatés à l’époque, mais aussi de l’ensemble des prévisions concernant les trafics à travers les Alpes citées dans le rapport.

Les projections réalisées par l’INRETS et le cabinet PROGNOS en 1998 développent deux scénarios, une projection haute et une projection basse sur la base de l’ouverture ou de la non-ouverture de la Suisse au trafic des camions supérieurs à 28 tonnes. Même si l’on retient la prévision la plus haute, les 37 millions de tonnes estimés par le cabinet PROGNOS dans l’hypothèse de réouverture de la Suisse, la situation de la consommation des capacités routières n’est pas censée s’empirer beaucoup en 2010.

Fig. 29 – Les prévisions pour 2010 des flux aux passages routiers nord alpins français

Source : Rapport Brossier

C’est sur la base de ces considérations que les experts du groupe Brossier déclarent la non-urgence du projet Lyon-Turin et conseillent d’attendre les effets des politiques suisses avant de dégager toute décision. Ils rappellent, en outre, que cette différence entre la capacité disponible et le ralentissement de la demande s’inscrit dans une situation déjà incertaine, où, face à une demande stagnante, l’offre allait connaître une augmentation conséquente suite à la mise en service progressive de l’autoroute de la Maurienne à partir de 1996.

Les résultats des études d’Alpetunnel ne permettaient pas de construire une argumentation du projet différente de celle centrée sur la croissance et le risque de saturation, de manière à répondre aux critiques du rapport Brossier en mettant en avant d’autres priorités, par exemple les enjeux environnementaux dans l’argumentation de la nécessité de l’ouvrage. L’attention, dans cette première phase de modélisation, s’est focalisée sur l’étape de la génération de la demande globale. Au contraire, les résultats obtenus lors de la modélisation de la répartition modale sont insignifiants et montrent que la part du marché du fer n’est pas censée évoluer beaucoup. En l’absence du projet, en effet, le système ferroviaire conserve sa part de marché actuelle, alors qu’avec la réalisation du projet le trafic ferroviaire sur l’arc alpin occidental passe en 2015 de 56,3 Mt/an, sans projet, à 56,8 Mt/an avec le projet, soit une augmentation de moins de 1%, ce qui pour un projet qui se pose un objectif d’amélioration des impacts environnementaux est un résultat très mauvais.