4.2.2.Une nouvelle vision politique et la résolution de la controverse sur la croissance des trafics à la frontière franco-italienne

Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, la résolution de la controverse a porté sur l’introduction dans les débats de deux thèmes nouveaux. A la suite de l’accident routier du tunnel du Mont-blanc de 1999, les partisans du projet s’appuient sur une argumentation différente pour répondre aux critiques du rapport « Brossier » mettant en avant la stagnation des trafics pour démontrer la non-urgence du projet. En effet, l’accident au tunnel avait permis de relancer les débats sur le ferroutage en faisant appel au thème de la sécurité et des impacts environnementaux de la congestion créée au tunnel du Fréjus. La situation créée par la fermeture du Mont-Blanc pendant presque trois ans, avec des conditions d’utilisation du tunnel routier du Fréjus contraignantes et de saturation pour les poids lourds, a ainsi rendu particulièrement opportuns les projets de lignes de fret ferroviaire, au moins dans les discours des politiques et auprès de l’opinion publique. Lors du sommet franco-italien de Nice en septembre 1999, les deux ministres des transports Jean-Claude Gayssot et Tiziano Treu, déclaraient : «  après cette catastrophe, les gouvernements français et italien entendent tirer toutes les conséquences en termes de sécurité et de transfert du fret de la route sur les rails et réaffirment leur volonté de réaliser le plus rapidement possible le projet de tunnel ferroviaire entre Lyon et Turin »34.

Toutefois, l’observation des flux pendant la période de fermeture du Mont-Blanc permet de constater une certaine distance entre les discours politiques, axés sur la centralité du mode ferroviaire dans la résolution des différents problèmes liés au transport de fret, et la réalité du fonctionnement du transport. Comme l’a mis en évidence le Comité National des Transports (CNT) dans un rapport sur les conséquences de l’incendie au Mont-Blanc, le trafic du tunnel du Mont-Blanc s’est reporté massivement (à 90%) sur le Fréjus, portant le trafic de 2100 poids lourds par jour à 4200 en moyenne, et 3300 voitures (CNT, 2000). Quant aux autres passages alpins, ils n’ont connu que de faibles reports. Les passages suisses notamment, n’ont capté que 160 poids lourds par jour, ce qui s’explique par les limitations de poids interdisant le transit des PL de plus de 28 tonnes sur le territoire suisse (limitant de fait la possibilité de report sur la Suisse aux seuls PL vides ou à moitié chargés). Avec cette analyse, le CNT affirme que la fermeture du Mont-Blanc n’a produit d’effets ni sur le report modal, ni sur le report d’itinéraire : les flux perdus par le tunnel du Mont-Blanc sont restés sur la route, en se détournant sur le tunnel voisin du Fréjus. Cette explication s’insère dans la ligne des critiques du rapport « Brossier » et pointe du doigt la stagnation des trafics aux franchissements franco-italiens, en soulignant que l’accident du Mont-Blanc ne peut pas être considéré comme facteur explicatif de la stagnation, les trafics étant majoritairement restés dans les passages nord-alpins français.

D’autres études soulignent au contraire qu’en réalité, le report sur le Fréjus aurait pu être encore plus conséquent qu’il ne l’a été. Selon J. Brunel par exemple, dans un mémoire universitaire réalisé au LET, si l’on se focalise sur le trafic de transit, l’ampleur du report mesuré en millions de tonnes sur les autres passages alpins, y compris le passage autrichien du Brenner, peut être estimée à sept millions de tonnes (Brunel, 2003). En effet, d’après ces calculs, les points de passage routiers entre la France et l’Italie auraient dû laisser passer en 2001 plus de 15 millions de tonnes de marchandises en transit contre 8,2 millions en réalité. Ces chiffres se situent bien au-delà des chiffres évoqués par la plupart des experts (par le CNT, par exemple). Ils attestent le fait qu’en raison de l’important volume de trafic de transit perdu par la route française dans les Alpes par la simultanéité de la fermeture du Mont-Blanc et de la réouverture, en 2001, de la Suisse aux PL jusqu’à 34 tonnes, la stagnation des trafics routiers à travers la crête frontière franco-italienne est en réalité trompeuse. Elle pourrait se révéler explosive lors de la disparition des causes du détournement des trafics de transit.

Quelle que soit l’interprétation de la stagnation des trafics routiers aux franchissements franco-italiens, il est sûr que, malgré des déclarations politiques en faveur du rail de plus en plus fréquentes, les dix sillons supplémentaires fret mis en place après l’accident du tunnel du Mont-Blanc sur la ligne de Modane, en théorie pour des trains de conteneurs, n’ont pas eu le succès escompté. Un an après l’accident, en dépit de la fermeture du tunnel et de la chance historique que cela pouvait représenter pour le chemin de fer de reconquérir des parts de marché, et malgré les très grandes difficultés éprouvées par les routiers dans la vallée de la Maurienne, non seulement il n’y a pas eu de transfert, mais le trafic à Modane a diminué de 900 000 tonnes.

La catastrophe du tunnel du Mont-Blanc a donc permis de mettre en lumière des premiers éléments du fonctionnement du trafic routier de marchandises dans les Alpes (la volatilité en termes d’itinéraires des trafics de transit et la forte dépendance de ces derniers de la route, démontrées par les analyses de report des flux suite à l’accident) ainsi que le besoin de poursuivre et d'amplifier les réorientations annoncées par les gouvernements français et italien. La situation créée par la fermeture du tunnel du Mont-Blanc aurait pu être une opportunité pour la mise en place de mesures incitatives au transfert des marchandises de la route vers le rail. Dans cette optique, par exemple, l’augmentation temporaire des sillons était conçue comme un premier pas vers la mise en place d’un service d’autoroute ferroviaire et le projet Lyon-Turin était présenté comme un outil nécessaire et suffisant à produire des changements conséquents sur l’organisation du secteur des transports. Les mesures envisagées dans ce cadre se sont cependant limitées aux interventions possibles du côté de l’offre, alors qu’aucune mesure capable d’intervenir sur la demande n’était prise en compte. On souhaitait, à l’époque, provoquer un changement culturel et saisir une telle opportunité, la pensant plus pertinente pour susciter un transfert modal que des mesures fiscales perçues comme non équitables. Dans la pratique, cela n’a pas eu lieu, mais les déclarations en faveur du projet et de l’autoroute ferroviaire se sont multipliées et ont contribué à l’avancement du projet, tout comme les réunions interministérielles et les études qui ont suivi.

Concernant les études, en effet, ces orientations politiques se sont traduites par l’introduction d’une hypothèse de politique volontariste de croissance du ferroviaire, avec notamment l’introduction d’un service d’autoroute ferroviaire dans le modèle de répartition modale d’Alpetunnel. Dans ce scénario, Alpetunnel observe que la date de saturation de la ligne ferroviaire existante passe de 2020 à 2014. Deuxièmement, la montée des préoccupations pour la sécurité amène à remettre en cause une partie de l’analyse développée par le rapport Brossier. L’introduction dans le modèle d’une hypothèse de réduction administrative de la capacité routière à la frontière franco-italienne porte à limiter le trafic dans les tunnels en deçà du seuil envisagé par le rapport, qui considérait un plafond de 48 Mt/an pour le Fréjus et de 20 pour le Mont Blanc, pour une capacité globale des franchissements nord-alpins franco-italiens de 68 Mt/an (Fig. 29, p.167). Cela se traduit évidemment par une réduction des marges de capacité résiduelle prévues par le groupe Brossier et remet en cause ainsi les conclusions du rapport. Ce dernier, en comparant les faibles évolutions du trafic PL avec les réserves de capacité des infrastructures routières, avait conclu la non-urgence d’une nouvelle infrastructure à travers les Alpes et recommandé d’attendre la mise en service des nouvelles lignes ferroviaires suisses avant de prendre une décision définitive quant à la réalisation du Lyon-Turin. La prise en compte par Alpetunnel d’une contrainte de sécurité plus stricte concernant le transport routier réduit la portée de ces affirmations. La CIG valide les résultats de la deuxième phase d’étude d’Alpetunnel en 2001 et affiche ainsi sa volonté de considérer résolue la controverse sur l’évolution des trafics aux franchissements franco-italiens soulevée par le rapport Brossier. Dans son rapport final, la commission intergouvernementale argumente l’inconsistance des conclusions de Brossier en soulevant des doutes sur les solutions proposées par ce dernier, qui consistent à diriger l’essentiel de la croissance des trafics vers les capacités routières restantes ou sur les passages des pays voisins. Sur la base de ces considérations, la CIG conclut son évaluation des études réalisées par Alpetunnel en recommandant aux deux États « de dégager entre 2015 et 2020 une offre supplémentaire pour le franchissement des Alpes par la construction d’une voie nouvelle » (CIG, 2001).

L’argumentation de la nécessité de l’ouvrage ouvrant la voie à la signature de janvier 2001 de l’accord intergouvernemental de la part de la France et de l’Italie s’appuie ainsi sur l’introduction des deux objectifs de la sécurité et du respect environnemental qui, une fois intégrés dans les études, permettent de montrer une nouvelle représentation et utilité du projet. Cependant, la traduction de ces objectifs dans les études passe par l’introduction de deux hypothèses qui ne font que jouer sur la saturation prévue des franchissements franco-italiens, tant ferroviaires (avec l’introduction de l’autoroute ferroviaire) que routiers (avec l’introduction d’une restriction administrative aux tunnels du Fréjus et du Mont-Blanc), alors que la modélisation du choix modal effectuée par Alpetunnel restitue toujours des résultats décevants en termes de transfert modal, pour un projet dont on souligne avec toujours plus de force les enjeux environnementaux.

En effet, dans les études de 2001, le report modal généré par la réalisation du tunnel de base sur l’ensemble de l’arc alpin considéré demeure au niveau de 1%, comme dans la phase d’étude précédente (résultats de 1998). Le tableau suivant synthétise les résultats des prévisions du trafic ferroviaire en situation de projet et en situation de référence, pour le scénario de base, à l’issue des deux étapes de la modélisation du choix modal et de l’affectation sur le réseau. La comparaison entre la situation de projet et la situation de référence pour les deux catégories de passages, français et suisses, montre en effet que, entre la France et l’Italie, la croissance des trafics ferroviaires induite par le projet n’est pas la conséquence d’un report modal, mais uniquement d’un détournement des itinéraires suisses vers l’itinéraire français. On voit, en effet, que les trafics à Modane passent de 16,9 à 20,1 Mt en 2015, avec la réalisation du Lyon-Turin, alors que les trafics ferroviaires diminuent de 37,3 à 35,3 Mt aux passages suisses. Le report modal joue donc un moindre rôle dans l’explication de l’augmentation des trafics ferroviaires sur le corridor de Modane que la réalisation du Lyon-Turin est censée produire.

Fig. 30 – Les trafics ferroviaires aux passages alpins selon les études d’Alpetunnel
Fig. 30 – Les trafics ferroviaires aux passages alpins selon les études d’Alpetunnel

Source : Alpetunnel

Ces résultats s’accompagnent, en outre, de simulations effectuées en prenant différentes hypothèses de sur-taxation de la route (0€, 100€ et 200€) qui conduisent à des résultats très voisins : le trafic estimé à 20,1 millions de tonnes à Modane en 2015 avec une taxe routière de 100€ passerait à 19 Mt avec une taxe nulle et à 20,9 Mt avec une taxe de 200€. L’augmentation des trafics au passage ferroviaire de Modane provient prioritairement de la politique infrastructurelle (réalisation de la ligne nouvelle), censée avoir un fort impact sur le choix d’itinéraire, alors que les effets en termes de report modal sont faibles même en présence d’une politique tarifaire. Il faut ainsi constater que, malgré le renouveau des discours politiques, les nouveaux objectifs déclarés en faveur de l’environnement et de la sécurité ne trouvent pas une confirmation dans les études. La question centrale des analyses techniques demeure celle du thème de la capacité des infrastructures et du risque de saturation face à la croissance des trafics.

Au final, la forme de la réponse que la CIG et Alpetunnel ont donnée aux critiques exprimées par le rapport Brossier élude la question centrale posée par ce dernier. Effectivement, aucune réflexion n’est avancée quant à la stagnation des trafics aux franchissements franco-italiens ; au contraire, la croissance des trafics, notamment routiers, demeure le postulat de base pour démontrer l’utilité du projet pour éviter une saturation que l’on prévoit à un horizon de plus en plus proche. Ce qu’il est intéressant de remarquer ici est donc la capacité de l’argument de la croissance des trafics à influencer le patrimoine cognitif du réseau des acteurs et de résister à la confrontation avec l’observation des faits.

Notes
34.

Communiqué de presse du 24 septembre 1999. Consulté le 25/05/2008 à l’adresse internet : h ttp://www2.equipement.gouv.fr/archivesdusite/actu/jcg-1997-2002/communiques/1999/septembre99/ relevefrit.htm