4.3.1.La relation « transports-économie » remise en cause. Le dépassement de l’approche déterministe des effets structurants des infrastructures de transport

L’argumentation qui a permis à la Région Rhône-Alpes ainsi qu’à l’Union européenne de supporter le projet, en le présentant en tant qu’outil privilégié de développement économique et de positionnement géostratégique, se fonde sur l’hypothèse selon laquelle les infrastructures de transport entrainent des effets positifs sur l’activité économique et sur les échanges des territoires desservis. Cette hypothèse est fondée sur l’idée que les transports, en améliorant les conditions de fonctionnement des marchés, favorisent la production et les échanges. En effet, la participation au développement local de la circulation des flux sur un territoire et de la présence d’infrastructures de transport semble plutôt évidente, puisqu’elles sont susceptibles de générer des retombées économiques directes et indirectes, tels que le renforcement local d’activités logistiques et productives pouvant induire de la valeur ajoutée, des emplois et des services nouveaux utiles tant au tissu économique local qu’au rayonnement national et international d’un territoire.

Cette représentation d’une relation linéaire entre transports et économie a été largement prégnante dans les discours politiques et elle a été très fréquemment évoquée dans les nombreux débats sur la nécessité de réaliser les projets de lignes ferroviaires à grande vitesse en France pendant les années 1990 (Klein, 1998). Pour ce qui concerne plus spécifiquement le Lyon-Turin, l’implication de l’Europe sur le projet, qui dans son Livre Blanc de 1993 faisait du transport un élément essentiel du développement économique, n’a fait que renforcer cette approche déterministe de l’existence d’effets positifs des infrastructures sur l’économie. En effet, avec la création du slogan des « maillons manquants », l’Europe a fourni un soutien rhétorique important au projet. Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, la représentation européenne des projets RTE-T, dont le Lyon-Turin fait partie depuis 1994, se fonde sur une approche keynésienne de la politique de relance qui faisait de la prospérité de l’économie européenne une conséquence directe des investissements dans plusieurs secteurs, dont les transports. Les maillons manquants étaient, dans ce cadre, l’instrument indispensable afin de réaliser l’intégration des systèmes nationaux de transport nécessaire à l’intégration européenne et, par là, au développement économique de l’Union.

Cependant, cette idée largement exploitée dans les discours politiques des années 1990 est une idée ancienne, empruntée à la littérature des années 1960 et 1970, et réadaptée au contexte politique européen. Les effets indirects, habituellement considérés positifs, des modifications du réseau de transport étaient appelés « effets structurants » dans la littérature de l’époque. Par exemple, Plassard en 1976 les définissait comme des modifications des comportements des acteurs engendrant des changements dans les structures économiques consécutivement au passage d’une infrastructure. Cette définition a longtemps persisté dans les modes de penser le territoire et, encore aujourd’hui, les infrastructures sont souvent présentées comme bénéfiques à l’économie des espaces desservis, aussi bien pour les grands pôles que pour les territoires traversés. Néanmoins, le rôle central de la mobilité dans le développement économique et la cohésion des territoires concernés par les nouvelles infrastructures peut être discuté. En effet, le lien entre les transports et donc la mobilité comme facteur nécessaire à la cohésion territoriale ne va pas forcément de soi, puisque d’autres modes de cohésion et connexion peuvent exister. Mais ce sont surtout les effets des nouvelles infrastructures sur la mobilité, le développement économique et la visibilité internationale qui ne sont pas garantis. Par exemple Plassard, en étudiant le phénomène des effets structurants, a été le premier à les remettre en question et à relativiser cette idée d’un développement induit sur les espaces traversés. Sur la base de ses études, il affirme que l’expérience constatée dans de nombreux cas n’a pas permis d’isoler les effets spécifiques d’une infrastructure dans les analyses d’impact. Plus tard, Offner a également dénoncé une vision des effets structurants qui ne repose sur aucune preuve scientifique tangible (Offner, 1993). En effet, les effets induits par une infrastructure ne sont pas automatiquement des effets positifs : une augmentation de l’offre de transport peut par exemple réduire les investissements sur un territoire, en déterminant des effets de délocalisation qui réduisent les activités économiques sur le territoire desservi. De plus, comme le fait remarquer M. Bernadet, ces effets n’ont rien d’automatique, parce que les opportunités offertes par la création d’une infrastructure ont besoin d’autres conditions et d’autres mesures politiques pour pouvoir se concrétiser. Ainsi, concernant le rôle de Lyon « le passage d’une capitale régionale à métropole européenne nécessitera aussi un effort des acteurs privés et publics. Mais cette ambition exige en outre l’adhésion et la participation de la population à cette ouverture sur l’international » (Bernadet, 2003).

Ces constats ont conduit à remettre en cause le paradigme déterministe des « effets structurants », qui détient souvent une place centrale dans le discours politique en raison de sa tendance à la simplification. Cependant, nous pouvons remarquer comment, dans l’histoire du projet Lyon-Turin, la centralité de cet argument a été redimensionnée avec l’évolution des dimensions du projet. La tenue des effets structurants dans l’argumentation politique de la nécessité du Lyon-Turin correspond en effet aux phases de la dimension régionale et de la dimension européenne du processus décisionnel, où ils servent à défendre les objectifs géostratégiques et de dynamisation du secteur économique associés au projet. La force de ces arguments dépend des acteurs qui les portent : la Région et la Commission européenne, les acteurs les plus engagés sur le projet, mais aussi ceux ayant un moindre pouvoir dans la concrétisation du projet. A partir du moment où leur rôle s’affaiblit et où les acteurs moins consensuels et pluriels que sont les deux États récupèrent leurs prérogatives dans la conduite du processus, les attaques critiques du paradigme déterministe des effets structurants ont davantage de prises sur cette argumentation et déterminent son déclin progressif. La place des effets structurants dans la justification du projet se réduit avec le passage à la dimension nationale. L’État français s’était déjà auparavant montré moins enclin à ce type d’approche. Au début des années 1990, il avait construit pour son propre compte et à propos des autoroutes, un discours critique des effets structurants, en adoptant assez largement la rhétorique des effets conditionnels, qui est apparue mieux adaptée aux faits observables et mieux adaptée aussi aux nécessités politiques de mobilisation des acteurs locaux dans un contexte de décentralisation (Joignaux et Langumier, 2004).

Comme nous l’avons vu plus haut, les résultats de la première phase d’études réalisées par Alpetunnel conduisent en 1998 la CIG à affirmer que la nécessité du projet n’est pas uniquement déterminée par la nécessité de supporter la croissance économique par une meilleure desserte en infrastructures, mais que c’est cette même croissance qui, s’étant traduite par une évolution des trafics particulièrement positive dans la région alpine et censée s’accroître davantage, le rend nécessaire. Le passage à cette nouvelle justification du projet implique un changement de sens dans la relation entre économie et transports. Ce ne sont plus les effets des transports sur l’économie qui fondent l’argumentation, mais les effets de l’évolution économique sur la demande de transport. Cette relation, qui lie l’évolution de la demande de transport à celle de l’activité économique, est à la base des fonctions économétriques utilisées pour alimenter les modèles de prévision des trafics utilisés dans le cadre de l’évaluation du projet. Malgré les nombreuses observations empiriques étayant cette relation, la controverse soulevée par la publication du rapport Brossier a montré que son usage dans le contexte des franchissements franco-italiens de la fin des années 1990 se pose en nette contradiction avec les évolutions réelles des trafics traversant cette région. Le retard dans la prise de conscience de la rupture dans la tendance des flux affectant depuis 1994 les passages franco-italiens des Alpes du nord relève, d’un côté, des difficultés techniques liées aux délais nécessaires pour produire les chiffres et pour pouvoir les utiliser dans un modèle statistique. De l’autre côté, elle relève de la difficulté politique à voir des chiffres qui dérangent. Dans un certain sens, le passage, dans le cadre de l’évaluation du projet, à l’usage d’un modèle alpin, prenant en compte les passages suisses en plus des passages français, permet de ne pas se focaliser sur les évolutions spécifiques franco-italiennes et d’inscrire ainsi le rôle du projet et son analyse dans un cadre plus vaste et « neutre ». Dans ce cadre, la question sur la stagnation des trafics peut être plus facilement dérobée. En l’éludant, on rend possible la concrétisation de la volonté politique de construire une nouvelle justification du projet, fondée sur des objectifs différents par rapport à ceux défendus dans le cadre du débat régional et par la Commission européenne.

Cette nouvelle argumentation ne sera pas non plus exempte d’attaques critiques, se limitant cependant à l’époque du rapport Brossier à affirmer la nécessité de prendre en compte les chiffres « réels » des trafics transitant par les passages du Fréjus, du Mont-Blanc et du Mont-Cenis. Les critiques successives, en s’appuyant entre autres sur ce constat d’une stagnation des trafics aux passages franco-italiens, parviendront à remettre en cause le postulat de cette argumentation, c'est-à-dire la persistance de la relation qui lie l’évolution de la demande de transports à celle de l’économie.

Les origines de cette question concernant les causes de ce lien et les facteurs qui pourraient l’affaiblir sont de loin antérieures aux événements que nous relatons et sont motivées par des raisons afférentes à des domaines différents. Elles s’inscrivent dans la même tendance qui a été à l’origine de la remise en cause de la représentation déterministe de la relation entre transport et société faisant des transports dans le discours politique un générateur d’effets automatiques et habituellement positifs. Cette remise en cause repose sur une demande plus générale, provenant aussi bien des citoyens que du monde scientifique, pour que ce discours politique prenne mieux en compte la complexité de la société. Concernant les transports, cette complexité s’affirme avec force lors de l’émergence des préoccupations écologiques, qui induisent un changement dans les débats sur les infrastructures de transport : les argumentaires construits sur une opposition au productivisme prennent le contre-pied de ceux qui font de l’abaissement des obstacles aux déplacements le déterminant de progrès de nature socio-économique (Klein, 2001b). C’est dans ce cadre que peuvent être comprises les contestations, de plus en plus fréquentes, des riverains concernant les grands projets d’infrastructures, fondées sur l’opposition de considérations concernant la qualité de vie face aux prévisions de trafic des projeteurs.

Ces oppositions aux discours univoques de la politique sur les effets socio-économiques de l’offre de transport s’accompagnent de changements dans l’approche théorique, qui viennent entamer d’un autre point de vue l’efficacité de cette argumentation déterministe. En effet, le paradigme de la relation positive entre transport et société est aussi l’élément central d’une bonne partie de l’évaluation socio-économique des projets. Comme le souligne G. Joignaux (1997), la méthode des coûts-avantages, largement utilisée dans l’évaluation des investissements dans le domaine des transports, repose sur ce même type de lien déterministe entre transport et société. La somme des avantages et des inconvénients monétarisables qui peuvent être retirés d’un projet suppose alors la création d’un lien de causalité entre un investissement et ses conséquences socio-économiques. Cependant, dans le cadre de l’évaluation des projets de transport, la remise en cause de la mesurabilité des effets spécifiques d’une infrastructure sur un système social réduit l’opérationnalité de cette méthode d’analyse. Les répercussions d’un tel changement d’approche se font plus particulièrement ressentir dans le cadre de la mesure et de la prévision des trafics, étape préalable au calcul économique en transports. En effet, l’analyse de la nature des liens entre système de transport et système socio-économique demande, dans un premier temps, à explorer le lien entre les comportements de mobilité, affectant l’évolution des trafics, et les mutations externes. Le dépassement d’une approche déterministe amène à considérer que ces comportements sont en relation avec un ensemble vaste d’actions et interactions, ne relevant pas d’une relation linéaire entre les évolutions des deux seuls secteurs en question. Ainsi, la prise en compte du caractère systémique qui lie les multiples interactions entre transports, économie et société amène à rechercher une approche plus complexe dans l’analyse des évolutions de la demande de transport. Dans ce cadre, on ne se contente plus de décrire cette dernière comme une conséquence automatique des tendances économiques, mais l’on envisage de découvrir, à partir de l’observation empirique de ce lien, quels sont les facteurs pouvant l’expliquer. Le dépassement de l’approche déterministe se traduit, ainsi, non seulement dans un affaiblissement de la relation économie et transports dans le sens transports-économie, mais aussi dans le sens économie-transports. C’est là l’origine du concept de « découplage », qui a été à la base d’une nouvelle approche dans la discipline de l’économie des transports.