4.4.1.1.L’espace de référence : la construction d’une image alpine du projet dans les études

Tout d’abord, LTF prend en compte une nouvelle échelle géographique de référence par rapport aux études précédentes. La nouvelle vision politique en matière de gestion des transports, qui se focalise sur les objectifs du report modal et de la sécurité, en rapprochant la France et l’Italie des visions des autres pays alpins, trouve une traduction dans les études du promoteur avec la prise en compte de cette nouvelle échelle géographique. La demande éligible pour le projet, considérée par LTF, est plus large et s’étend, à partir de ce moment, à l’ensemble de l’arc alpin allant de Vintimille au Tauern, en Autriche, et correspondant au segment alpin B au sens d’Alpinfo.

Fig. 32 – Les segments alpins d’Alpinfo
Fig. 32 – Les segments alpins d’Alpinfo

Source : Alpinfo

Le passage du Tarvisio, qui fait partie du segment alpin B d’Alpinfo, est cependant exclu du périmètre étudié, en raison du fait que ce passage ne rentre pas dans la base de données CAFT. En effet, cette source statistique ne compte que les trafics transalpins : les flux transitant par le Tarvisio qui sont proprement des trafics transalpins et non pas des trafics locaux transitent aussi par d’autres passages. Ainsi, leur prise en compte au Tarvisio engendrait un double comptage. Pour cette raison, ce passage n’a pas fait l’objet des enquêtes CAFT.

Fig. 33 - Périmètre alpin modélisé par LTF
Fig. 33 - Périmètre alpin modélisé par LTF

Source : LTF

Le changement d’échelle introduit par LTF dans ses études peut être mis en relation avec la nouvelle représentation de l’espace alpin qui émerge au début des années 2000 et qui a été à l’origine de la création du Groupe de Zurich en 2001. Nous verrons mieux dans la deuxième partie de cette thèse comment, suite aux accidents du Mont-Blanc en 1999 et du Gothard en 2001 ainsi qu’aux bouleversements des flux successifs à la fermeture des tunnels, l’arc alpin tend de plus en plus à être représenté comme un système unique du point de vue du comportement des trafics le franchissant (chapitre 7 – L’espace alpin dessiné par la géographie des trafics). Parmi les éléments qui, à la fin des années 1990, concourent à l’affirmation d’une dimension alpine, nous pouvons rappeler ici le rôle central de la Suisse, qui a eu dans l’espace alpin une position à la fois stratégique particulière (au cœur de l’arc alpin, il s’agit aussi du seul pays non membre de l’Union européenne) et volontariste en matière de gestion des transports (un objectif de 650.000 PL/an en transit – à atteindre dès 2009 – est inscrit dans la loi fondamentale de la Confédération en 2000). Cette situation a, pour une part, contraint l’Union européenne à négocier avec la Suisse l’application de mesures capables de répondre à la fois à l’objectif helvétique de réduction du transit routier et aux principes généraux de la construction européenne (libre circulation des biens et des personnes, non-discrimination en particulier). D’autre part, ces négociations, qui donnent lieu à l’accord de 1999, ont permis à l’UE de s’impliquer sur ce sujet au lieu de ses États membres en agissant en tant que puissant facteur d’intégration des différentes contraintes alpines (fluidité des échanges selon les points de vue italiens et allemands, protection vis-à-vis des trafics de contournement pour l’Autriche et la France, prise en compte des objectifs environnementaux portés par la Suisse, l’Autriche et pour partie l’Allemagne). La Commission européenne jouera d’autant plus facilement ce rôle d’intégrateur des contraintes alpines qu’elle y trouve une nouvelle légitimité d’intervention dans le secteur des transports, où elle est engagée – comme nous l’avons observé dans le chapitre 3 – depuis le milieu des années 1980 dans la concrétisation et la défense des principes énoncés par le Traité de Rome. L’émergence d’une dimension « alpine » de la question des trafics de transit est ainsi le résultat d’un ensemble composite de faits et d’acteurs. Ce qui nous intéresse plus particulièrement ici est que son affirmation sur la scène politique européenne aura des conséquences importantes sur l’évolution de l’histoire du projet.

Tout d’abord ce changement d’échelle, qui renforce la représentation de la dimension alpine du projet Lyon-Turin, a des conséquences très concrètes dans les études. En effet, l’espace de référence retenu joue directement sur les prévisions de trafic : selon que l’on considère les Alpes franco-italiennes, l’ensemble de l’espace alpin jusqu’à l’Autriche et que l’on inclut ou non le passage par le littoral méditerranéen à Vintimille, les résultats des prévisions de la demande éligible vont être différents. La comparaison des résultats des prévisions de la demande globale réalisées par Alpetunnel et LTF (voir. Fig. 26 – Les trois phases d’étude de trafics du projet) permet d’apprécier l’impact quantitatif du choix d’élargir le champ de l’analyse, qui se traduit par une augmentation de la demande globale de référence pour le projet : les 77 millions de tonnes en 1997, chiffre de départ considéré par Alpetunnel (sur l’arc alpin entre Vintimille et Chiasso, en Suisse à la sortie du tunnel du Gothard), deviennent 125, en 1999, selon LTF. Ces chiffres, une fois projetés aux horizons futurs, restituent une prévision de 145 millions de tonnes en 2015 selon Alpetunnel et de 256 en 2017 selon LTF.

Selon la CIG et LTF, la pertinence de cet espace de référence tient à la concurrence qu’entretiennent les différents itinéraires englobés dans cet espace. Le choix d’intégrer dans les études de la demande globale le segment B de l’arc alpin fait toutefois l’objet de contestations. La mission d’Audit saisie par le gouvernement français en 2003 notamment, conteste l’intégration des trafics transitant à Vintimille (15 Mt en 2001) et au Montgenèvre (1,5Mt en 2001), où les trafics ont connu une forte augmentation de 6,7% par an en moyenne entre 1984 et 2001. Elle argumente ainsi sa critique sur la base du fait que « au terme de ses investigations, la mission estime cependant que ces trafics sont peu concurrents de ceux de l’ensemble Maurienne et Mont-Blanc et ne doivent pas être retenus dans le périmètre concerné ». La mission d’audit propose alors la prise en compte de l’ensemble des passages relevant du segment alpin A au sens de la définition d’Alpinfo, qui comprend les passages suisses, les tunnels français routier du Mont-Blanc et du Fréjus et ferroviaire du Mont Cenis, ainsi que les passages autrichiens du Brenner et du Reschen. La démarche de LTF modélisant l’ensemble des trafics alpin est alors critiquée comme outrepassant largement le périmètre d’étude jugé pertinent. Les résultats produits en termes de prévisions sont dès lors accusés par l’Audit d’être trompeurs, ce qui fournira un argument important aux contestataires du projet dans le cadre des débats italien et français sur la réalisation de l’ouvrage.

Ce choix de la CIG et de LTF révèle, en effet, un caractère de la dimension alpine, qui constitue aussi une façon de répondre à la stagnation des trafics : l’inscription du projet dans un contexte plus large, caractérisé par une évolution positive des trafics, constitue un moyen de réduire le poids de la stagnation dans l’évaluation du projet. Dans l’optique de la CIG, qui n’est pas unanimement acceptée, puisque les trafics croissent ailleurs, mais toujours à l’intérieur d’un système considéré comme interdépendant, cette croissance pourrait se reporter sur les passages nord-alpins franco-italiens. La volatilité des trafics, notamment de transit, entre les différents passages alpins est alors mise en avant afin de porter cette représentation d’un espace alpin des trafics et contourner, ainsi, la question de la stagnation des flux à la frontière franco-italienne.

On remarque que cette argumentation repose sur la transformation d’un argument qui avait précédemment servi à contester la nécessité du projet. Plusieurs études avaient déjà montré l’existence d’une concurrence directe entre les itinéraires français et suisses sur certaines origines-destinations. Par exemple, une étude du service économique et statistique (SES) du ministère des Transports de 1997 montrait que, suite notamment aux interdictions de la Suisse concernant les camions de plus de 28 tonnes, une partie du trafic s’était détournée sur les passages français du Mont-Blanc et du Fréjus. Dans une note du 4 octobre 2000 relative au projet, la Direction de la Prévision du ministère de l’économie estimait également qu’entre 20 et 30% des trafics ferroviaires passant par le Mont-Cenis bénéficiaient d’un itinéraire plus court par la Suisse. L’idée que la répartition des trafics entre la France et la Suisse dépend largement des mesures réglementaires suisses est reprise également par le rapport Brossier du CGPC, qui avait souligné en 1998 que « pour chaque origine-destination (OD), un des passages alpins est le meilleur en coûts techniques (distance, effet des rampes, durée du transport) mais des coûts non techniques (péages, fiscalité routière, fiscalité du carburant) peuvent modifier les choix des transporteurs tout comme les règlements nationaux. Certaines OD sont captives d’une traversée : ce sont, en général, les plus courtes [qui ont un moindre marge de choix, n.d.r.]. Mais pour les OD de longue distance, de très faibles modifications des paramètres non techniques peuvent changer les flux entre les points de passage et les modes ». Ce constat d’une très forte volatilité des trafics de longue distance sur les différents passages alpins a été mobilisé à l’époque du rapport Brossier afin de contester l’urgence du Lyon-Turin dans le cadre de l’augmentation de l’offre capacitaire dans les Alpes permise par les nouveaux projets suisses. Il a ainsi permis aux experts du groupe Brossier de conclure leur analyse en conseillant aux gouvernements de repousser toute décision relative à la réalisation du projet et d’attendre de connaître les effets de cette augmentation de l’offre alpine sur les comportements des flux. Désormais, ce même argument sert à supporter le discours opposé et à démontrer, en gommant la stagnation des passages franco-italiens, la nécessité du projet. Ce dernier, selon cette représentation, servira à répondre à une croissance des trafics pouvant se révéler explosive lors de la disparition des facteurs qui détournent les trafics naturellement dépendant des passages franco-italiens.

Le changement d’échelle géographique de référence est rendu possible par l’adoption d’une nouvelle base de données dans le cadre des études de prévision des trafics. Ce choix traduit la plus grande implication de la France et de l’Italie dans la dimension alpine. En effet, la base de données précédente, résultant d’une enquête spécifique sur les flux routiers en transit aux points de franchissement de l’arc alpin occidental (Chiasso – Vintimille), réalisée par Alpetunnel entre 1995 et 1996, est remplacée par la base de données CAFT relative à l’ensemble des passages de l’arc alpin. Cette base de données est le fruit d’une enquête réalisée tous les cinq ans en collaboration entre les ministères des transports français, suisse et autrichiens depuis 1994 (partie 2, par. 7.4). Les données de cette base sont issues d’un travail commun, fondé sur la confrontation des trois pays alpins (auxquels s’ajoutera l’Italie à partir de 2004) : il s’agit donc de données partagées, à priori moins contestables, censées apporter une plus grande stabilité et légitimité aux résultats de l’évaluation du projet.