4.4.2.1.Le cadre du débat : contenu et solution de la controverse soulevée par l’Audit

Le contenu des décisions prises après l’Audit est un fait complexe et l’Audit est en effet à resituer dans le cadre du débat parlementaire sur les infrastructures, qui a eu son résultat final dans le CIADT36 de décembre 2003.

Le nouveau gouvernement français installé en 2002 (gouvernement Raffarin) décide de mettre à plat la liste des projets d’infrastructure héritée du gouvernement précédent et de reconsidérer leur réalisation sur la base d’un reclassement de leur utilité et priorité. Dans sa lettre de mission de l’audit gouvernemental, le gouvernement accuse le précédent exécutif d’avoir engagé ou annoncé de nombreux projets de liaisons ferroviaires, routières ou fluviales sans que les financements nécessaires n’aient été pour autant garantis. Il demande ainsi de disposer d’une appréciation précise de la situation des équipements et des divers projets envisagés, en raison notamment du déséquilibre important qui se profile entre les perspectives de ressources et les besoins identifiés. Il confie à l’Inspection générale des Finances et au Conseil général des Ponts et Chaussées la mission de « dresser un état exhaustif des projets en précisant leur coût et leur degré d’avancement technique et administratif, évaluer leur intérêt socio-économique, ainsi que les enjeux qu’ils peuvent représenter pour la politique européenne des transports, la sécurité routière, l’environnement, l’aménagement et le développement durable du territoire, définir un calendrier prévisible pour chaque projet en tenant compte de leur possibilité de fractionnement dans le temps » (Audit, 2003).

Le rapport d’Audit apporte une réponse économique au volontarisme du gouvernement précédent. Aux orientations du ministre des transports précédent, Gayssot, qui, dans le cadre de l’affirmation de la dimension alpine du Lyon-Turin et de l’argumentation écologique, avait associé au projet le concept du report modal, l’Audit oppose la rationalité du calcul économique et ramène ainsi la discussion du projet à l’intérieur de l’analyse coûts-avantages. En attaquant, comme nous l’avons vu plus haut, les méthodes d’analyse utilisées par le promoteur du projet et les hypothèses à la base de ces études dictées par la CIG, ses critiques portent principalement sur la surestimation des prévisions de trafic et de la saturation des itinéraires fret existants. Les observations exprimées par l’Audit rejoignent les « critiques sévères » que la Direction de la Prévision du ministère de l’Économie avait adressées trois ans plus tôt aux études conduites par Alpetunnel37. Elles soulignent le fait que les 40 millions de tonnes préves sur le corridor ferroviaire du Lyon-Turin (ligne historique et ligne nouvelle considérées ensemble) marquent une rupture importante avec la stagnation constante des trafics, qui s’attestent depuis plus de 15 ans en dessous de 10 millions de tonnes par an. La capacité du tunnel de Modane est estimée à 20 Mt par an, à partir de la fin des travaux de mise au gabarit B. En extrapolant sur les trafics constatés, la mission met en évidence que des aménagements limités sur les seuls accès français pourraient permettre d’écouler le trafic fret jusqu’à 2020, sans aucun risque d’augmentation significative des trafics dans les tunnels routiers par rapport aux flux constatés jusque-là. Les plus gros désaccords entre l’administration centrale et les promoteurs du projet portent, donc, sur l’argument de l’explosion des trafics, qui garde, d’un côté, un rôle central dans la justification du projet faite par les promoteurs, mais de l’autre « reste une légende, même si son absence est aussi conjoncturelle » (Blanchet, 2005)38. Selon les experts de l’Audit, qui rejoignent les observations de la BEI sur les améliorations dans l’utilisation effective de la ligne actuelle (les locomotives montent et redescendent de chaque coté) pouvant permettre un doublement de la capacité actuelle sans investissements importants, il serait préférable de subventionner la ligne existante. Les critiques des administrations centrales rejoignent ainsi celles des écologistes locaux, notamment la COJAM (la coordination associative Coordination Jura-Alpes-Méditerranée), qui travaille avec l’Institut Polytechnique de Milan sur le sujet. Cet institut, en démontrant la non nécessité du projet Lyon-Turin pour cause de dérapage de capacités, alimente avec les résultats de ses analyses l’opposition des riverains du Val de Suse en Italie. Le document « 100 ragioni contro la TAV » du mouvement d’opposition local NO-TAV du Val de Suse met au premier rang, parmi les raisons de sa contestation du projet Lyon-Turin, le manque de trafic face à une offre existante jugée comme excédant les besoins réels, qui sont quantifiés en faisant appel aux études du Polytechnique et à l’Audit français. Encore une fois, la réponse à ce type de critiques arrive en faisant appel à des réflexions de prospective. A. Bonnafous souligne les risques d’engorgements sur les passages alpins routiers que ferait courir une reprise de la croissance des échanges européens à 4-5% par an, ce qui impose, à son avis, de démarrer les travaux sans prendre trop de retard39. G. Mathieu, ancien directeur de la planification à la SNCF, affirme également qu’il faudrait réaliser le tunnel de base le plus rapidement possible à cause des problèmes de capacité sur l’axe franco-italien que ni les tunnels routiers ni les réalisations suisses ne seront en mesure de résoudre. Retarder la réalisation du tunnel risque, à son avis, de freiner le développement économique entre la France et l’Italie40.

Notes
36.

En France, le Comité interministériel pour l'aménagement et le développement du territoire (CIADT) était un comité réuni régulièrement par le Premier ministre et regroupant les ministres concernés, notamment le ministre chargé de l'aménagement du territoire et le Ministre de l'Intérieur. Le Premier ministre Dominique de Villepin a installé le 14 octobre 2005 un Comité interministériel d’aménagement et de compétitivité des territoires (CIACT), qui se substitue désormais au CIADT.

37.

Comme nous l’avons mentionné plus haut, à travers une note sur le projet datant du 4 octobre 2000, la Direction de la Prévision avait contesté les prévisions des trafics ferroviaires au Mont-Cenis faites par Alpetunnel essentiellement sur la base de deux éléments : une prise en compte non correcte de la concurrence entre les passages ferroviaires suisses et le passage ferroviaire français (entre 20 et 30% des trafics au Mont-Cenis bénéficieraient d’un itinéraire plus court par la Suisse) et une incorporation discutable des trafics liés à l’autoroute ferroviaire, qui ont été ajoutés à ceux du fret ferroviaire classique, en déniant toute concurrence de la première sur le second, comme si le trafic AF était intégralement détourné de la route. (Commentaires de la Direction de la Prévision repris par le rapport d’Audit de 2003).

38.

Entretien filmé avec Jean-Didier Blanchet, du Conseil Général des Ponts et Chaussées. Réalisé par le Laboratoire d’Économie des Transports (2005).

39.

Entretien filmé avec Alain Bonnafous, ex directeur du LET. Réalisé par le Laboratoire d’Économie des Transports (2005).

40.

Entretien filmé avec Gérard Mathieu, ex directeur de la planification à la SNCF. Réalisé par le Laboratoire d’Économie des Transports (2005).