4.4.2.3.Le renforcement de la dimension alpine dans les études de LTF

Les études réalisées par LTF après 2003 présentent un changement d’approche important et développent une traduction technique des orientations exprimées par la DATAR quant à la place de l’objectif du report modal dans la politique française des transports. La traduction de cette réorientation des objectifs stratégiques de la politique passe par la focalisation de l’analyse des trafics dans la phase d’APR sur le modèle de choix modal. En revanche, la première étape de la modélisation concernant la génération de la demande globale reste inchangée et voit son rôle perdre du poids dans l’analyse. La seule modification, ici, consiste dans le recalage de la formule économétrique de base du modèle sur la base des nouvelles données de l’enquête Caft 2004, alors que les considérations développées dans le milieu scientifique par rapport aux facteurs déterminants de la demande continuent d’être ignorées dans les études du promoteur.

La nouvelle formulation du choix modal est basée sur l'enquête de préférences déclarées menée par la société Nomisma de novembre 2003 à mars 2004 auprès des acteurs du transport de marchandises de l’arc alpin. Cette enquête visait à détecter les logiques et les paramètres déterminants du choix modal. Cela a permis de construire un modèle plus sensible aux exigences des transporteurs. Ainsi, le nouveau module de choix modal, élaboré à partir de l’enquête Nomisma, a remplacé les deux modes de transports (route et fer), sur la base desquels fonctionnait l’ancien, par cinq modes : le Transport Combiné, l'Autoroute Ferroviaire accompagnée et non accompagnée, le transport ferroviaire conventionnel (trains entiers et trains en lotissement) et le transport routier.

Fig. 34 – Le nouveau modèle de choix modal
Fig. 34 – Le nouveau modèle de choix modal

Source : élaboration propre

En outre, des nouveaux paramètres de choix modal sont pris en compte. Les paramètres quantitatifs utilisés jusque-là (le temps de parcours ferroviaire et routier, les prix et les coûts des deux modes), sont accompagnés désormais par des paramètres qualitatifs :

Le nouveau modèle se révèle plus sensible au mode ferroviaire. En effet, avec un détail plus fin des modes et des paramètres de choix, il permet une moindre rigidité en termes de transfert modal. Il permet, de fait, de simuler une amélioration de la compétitivité du fer et de répondre à la faiblesse qui avait caractérisé les phases précédentes d’études, où la croissance du transport ferroviaire prévue sur le corridor du projet ne dépendait pas d’un transfert modal, mais était uniquement le résultat d’un report d’itinéraire des autres points de passage ferroviaire alpins.

C’est donc seulement à cette époque tardive, qu’au niveau des méthodes de prévision de trafic, la « dissymétrie cognitive » entre le traitement des flux de voyageurs et des flux de marchandises est comblée. Dès l’origine du projet, au tout début des années 1990 en tout cas, l’évaluation du Lyon-Turin avait bénéficié de l’expérience de la SNCF en matière d’estimation du trafic voyageurs. On a vu comment les outils disponibles à l’époque permettaient de traduire les caractéristiques essentielles de l’offre de transport passagers, dans ce cas les gains de temps d’une desserte à grande vitesse, en surcroît de trafic. On a également souligné que la même opération n’était pas possible pour le fret, principalement par méconnaissance des caractéristiques de l’offre susceptibles d’influer effectivement sur les trafics de marchandises. En mesurant l’influence de la disponibilité de l’information donnée aux clients, de la fiabilité et de la sécurité des acheminements, le nouveau modèle de LTF rétablit seulement 15 ans plus tard, l’équilibre de traitement entre les deux composantes du trafic. Du point de vue des outils de prévision, c’est à ce moment-là seulement que le Lyon-Turin est en mesure de redevenir un projet essentiellement orienté vers le fret. Sur ce point précis, l’évolution du contenu du projet semble avoir précédé l’évolution des outils.

Dans le nouveau modèle, grâce à la prise en compte des améliorations induites par la ligne nouvelle, LTF considère que l’offre ferroviaire est tellement attractive qu’elle réussit à induire une croissance des flux sur le corridor du projet. Cette croissance sur le corridor du projet a lieu malgré une révision à la baisse de la demande globale prévue pour 2030, qui fait suite au recalage effectué sur la base des données plus récentes de CAFT 2004. Le tableau ci-dessous illustre, dans la première colonne, la diminution de la demande globale prévue à l’horizon 2030 par LTF dans l’étude de 2006 par rapport aux résultats obtenus trois ans plus tôt par l’étude d’APS. L’année de référence des projections passe dans les deux études de 1999 à 2004. La diminution de la demande future traduit ainsi la réduction de la croissance des trafics qui a eu lieu dans la période entre les deux enquêtes. La deuxième colonne du tableau montre que, à l’inverse, la demande ferroviaire augmente sur le corridor de projet.

Fig. 35 – Les résultats de la modélisation de LTF en 2003 et 2006
Fig. 35 – Les résultats de la modélisation de LTF en 2003 et 2006 (Scénario de base – situation de projet)

Source: LTF

Ces évolutions croisées sont le résultat d’une augmentation globale des trafics ferroviaires prévus par LTF (+5% par rapport aux trafics présentés dans le rapport DUP en 2006), grâce à un modèle de choix modal plus sensible et aux hypothèses favorables au chemin de fer prises en compte lors de la modélisation :

Des critiques ponctuelles ont été adressées aux méthodes de calculs employées par LTF dans son modèle de répartition des flux sur le réseau, qui aboutissent à ce que cette croissance généralisée des trafics ferroviaires soit particulièrement concentrée sur le corridor du projet. A ce propos, A. Debernardi (2007) souligne, en effet, que les trafics ferroviaires à Modane ont chuté de 43% entre 1997 et 2005, alors que LTF prévoit une augmentation de 20% entre 2004 et 2020 et de 30% entre 2004 et 2030. Au contraire, la croissance prévue sur d’autres passages, où les trafics ont fortement augmenté jusqu’à présent (37% au Simplon et 30% au Brenner, toujours entre 1997 et 2005), est nettement moindre. Pour A. Debernardi de telles prévisions sont irréalistes et sa critique contribue à alimenter le débat soulevé par les opposants italiens du projet. Elles ont pourtant fait l’objet d’une vérification et validation de la part de la Commission européenne, qui en 2006 a confié au bureau d’études COWI la mission de réaliser une expertise des études réalisées par LTF. Cette expertise confirme les résultats obtenus par LTF, ainsi que le risque de saturation globale du système alpin des transports à l’horizon 2028.

La discordance entre les remarques de Debernardi et les résultats validés per la Commission peut être expliquée pour partie en observant les données modélisées par LTF. On peut constater qu’il y a en effet une différence entre les trafics réels à Modane en 2004 (6,6 Mt) et les trafics modélisés pour la même année (9,4 Mt). Cette différence s’explique par la prise en compte d’un détournement, dû aux travaux d’amélioration, du tunnel historique vers les passages suisses des trafics qui auraient naturellement transité par le Mont Cenis. En particulier, LTF estime à 1 Mt la perte des conteneurs maritimes en 2004, c’est-à-dire de la catégorie de transport qui présente les taux de croissance les plus importants (4,5 et 5% par an dans le scénario de base et haut respectivement). Les données retenues pour la projection aux horizons futurs sont ainsi les données estimées en situation d’absence des travaux. Cette hypothèse revient à considérer qu’une fois les travaux terminés, les trafics reviendront aux valeurs élevées de la situation précédente. En réalité, la période antérieure aux travaux s’est caractérisée par une forte croissance des flux entre 1994 et 1997, sous l’impulsion de l’effet Eurotunnel, et puis par un brusque affaissement de cette croissance ensuite. La stagnation des trafics à Modane est alors le résultat d’au moins deux effets combinés : la réduction de l’effet Eurotunnel et les travaux de mise au gabarit de la ligne historique engagés à partir de 2002. L’analyse de ce phénomène aurait demandé la prise en compte de plus d’hypothèses de la part du promoteur, alors que le choix de les négliger n’a fait que fragiliser les résultats obtenus, les rendant facilement attaquables.