4.4.3.1.Le poids de l’objectif du report modal dans le processus décisionnel du Lyon-Turin

L’objectif du report modal est largement « imposé » à l’espace alpin par la Suisse. La reconnaissance par l’Union Européenne des objectifs helvétiques de limitation du trafic de poids-lourds en transit sur son territoire et la reconnaissance parallèle du principe de libre circulation dans l’UE par la Suisse, y compris en transit sur son propre territoire, font du report modal le terrain d’entente sur lequel l’accord de 1999 pourra se conclure. Dès lors, cet objectif s’étend forcément à l’ensemble de l’espace alpin. En effet, les autres pays sont en quelque sorte obligés de prévoir des mesures afin d’éviter le détournement sur leur territoire des trafics routiers détournés par la politique suisse de limitation. Cependant, l’affirmation de cet objectif dans la politique française et italienne repose aussi sur les opportunités qu’il est en mesure d’offrir pour la défense et la justification du projet.

Le contexte des controverses ainsi que les évolutions induites par les événements externes ayant alimenté ces controverses influent donc, une nouvelle fois à cette occasion, sur l’histoire du projet Lyon-Turin. En ce sens, il est possible d’affirmer que ces éléments ont conduit son histoire à se lier progressivement à celle de la construction d’un espace alpin autour de la question de la gestion des transports. Dorénavant, sa justification et sa capacité de résistance dépendent de l’état d’avancement et de la réussite de l’ensemble des politiques alpines des transports, dont il fait désormais partie.

Dans sa première « traduction » franco-italienne, le report modal correspond à la relance de la politique ferroviaire d’infrastructure, en tant que mode de transport à moindre impact. Le succès de l’objectif de report modal dans le cadre du débat sur le Lyon-Turin repose sur une instrumentalisation de l’argumentation environnementale qui arrange finalement la plupart des acteurs de la growth machine et permet ainsi de reconstruire le consensus étiolé à l’époque de la publication de l’Audit. Cette traduction répond tout d’abord à une revendication ancienne des écologistes, qui depuis longtemps liaient leur appui au projet à la mise en place d’un ensemble plus large de politiques de transports. Elle permet ensuite à l’Union européenne, qui fait du report modal l’un des objectifs prioritaires de sa politique des transports, de renforcer sa légitimité d’intervention. En effet, au nom même du principe de subsidiarité, les politiques environnementales constituent un domaine privilégié d’intervention de l’institution européenne en lieu et place des États dans la gestion de problématiques où ces derniers ont plus de difficultés à maintenir la cohérence de leur action. Elle convient enfin aux promoteurs du projet qui, après avoir été sévèrement contestés et accusés d’avoir surestimé les évolutions futures des trafics, sont à la recherche de solutions nouvelles afin d’assurer un bon remplissage de l’infrastructure.

L’augmentation des trafics induits sur l’infrastructure nouvelle par le report modal permet, en outre, de répondre aux difficultés de financement, qui représentent un obstacle de plus en plus grand à la réalisation de l’ouvrage. Dans le cadre des études de montage juridique et financier menées par la CIG, les hypothèses de financement privé (deux schémas de type concessif) sont définitivement abandonnées à la fin des études d’APS, lors de la réunion de la CIG du 8 octobre 2003, en raison de l’impossibilité de transférer à un prix raisonnable la totalité du risque trafic au secteur privé, qui ne saurait le maitriser en raison de la faiblesse des revenus d’exploitation face aux dépenses d’investissements. Dès lors les études ont analysé les trois autres solutions possibles identifiées, à savoir un schéma totalement public (maitrise d’ouvrage publique/marché public) et deux schémas de Partenariat Public Privé (PPP complet et PPP sur les seuls équipements). Les deux familles d’options (PPP et financement public) sont illustrées ci-dessous.

Fig. 36 – Schéma de PPP
Fig. 36 – Schéma de PPP

Source : LTF

Fig. 37 – Schéma public
Fig. 37 – Schéma public

Source : LTF

Face aux contraintes budgétaires des États, les solutions de PPP, préférées par la CIG, sont davantage explorées, mais elles posent problème en raison du montant de l’investissement et de la faiblesse des revenus. La participation d’acteurs privés au financement de l’ouvrage est liée au risque de trafic et ouvre le problème des garanties à fournir aux investisseurs privés. En effet, si la puissance publique se doit de choisir les investissements les plus rentables d’un point de vue économique et social, la question de la rentabilité est encore plus importante pour les investisseurs privés. De leur point de vue, la rentabilité repose essentiellement sur le trafic attendu et sur l’appréciation du risque qu’ils prennent. Dans ce cadre, les modèles de prévision de la demande représentent un enjeu fondamental. Mais les acteurs privés sont susceptibles de baser leur contribution financière au Lyon-Turin non seulement sur les trafics prévisionnels, mais aussi sur les orientations de la politique de transports et sur l’existence de mesures concrètes d’incitation à l’usage de l’infrastructure.

Ainsi, la focalisation sur une solution de PPP pour la réalisation du projet est importante parce qu’elle donne une nouvelle force aux études de trafic dans le débat. Dans un contexte de participation privée au financement de l’ouvrage, en effet, le thème du trafic voit non seulement sa place renforcée au sein de l’évaluation de l’investissement et de la définition du contrat entre l’acteur public et les acteurs privés qui prennent part à la réalisation de l’infrastructure, mais il connaît aussi un changement de l’argumentaire associé aux prévisions de la demande future. En effet, les évolutions des trafics ne servent plus uniquement à argumenter la nécessité du projet sur la base de l’utilité collective qu’il apporte en termes de réponse à l’insuffisance de capacité des franchissements alpins. Désormais, elles servent aussi à supporter la capacité du projet à attirer le capital privé, en démontrant la rentabilité de l’investissement. Dans un contexte caractérisé par l’incapacité des États à assurer financièrement la réalisation de l’ouvrage, les prévisions de trafic se confirment comme centrales dans la discussion du projet dans la mesure où elles détermineront la participation du capital privé (et son coût) à la mission et, donc, la possibilité du projet d’être construit. L’engagement politique sur l’objectif du report modal est aussi un moyen pour augmenter l’attractivité et la capacité contributive41 du projet. En même temps, de cette capacité du projet à attirer le capital privé dépend non seulement sa réalisation, mais plus globalement le succès de cette nouvelle politique de report modal.

Le rôle des prévisions de trafic dans un contexte où la réalisation du projet se lie à la présence du secteur privé mute aussi en raison de l’accroissement du risque d’erreurs et de distorsions dans les résultats que le passage à cette nouvelle situation détermine.

En effet, ce nouveau contexte dominé par la présence du secteur privé, demande tout d’abord un usage différent des prévisions de trafic, pouvant affecter la fiabilité des résultats. Dans la situation précédente, la nécessité du projet pouvait être évaluée en ayant essentiellement recours à la comparaison entre les évolutions de la demande de transport aux franchissements franco-italiens et la capacité d’écoulement de l’offre d’infrastructures existante. Le rapprochement des deux variables indiquait le besoin d’une augmentation de l’offre. A partir du moment où la réalisation du projet est liée à l’existence d’un partenariat entre le public et le privé, le besoin de précision dans l’appréciation des prévisions de la demande augmente (Trujillo et al., 2002). Le choix modal et le choix de l’itinéraire deviennent des facteurs de première importance dans les simulations qui servent de base à la préparation et au suivi du contrat de partenariat public-privé. De ce fait, l’exercice de prévision doit faire face à des difficultés méthodologiques plus grandes, en raison de l’importance accrue dans la discussion du projet de variables moins connues et plus difficiles à estimer : l’évaluation de l’utilité des usagers, de leur disponibilité à payer, de leur valeur du temps sont autant des paramètres délicats et primordiaux dans la détermination des parts de marché d’une infrastructure et de sa capacité à attirer du capital privé. Pour cette raison, les déclarations de volontarisme politique des gouvernements en faveur d’un objectif de report modal à réaliser à travers des mesures politiques principalement fondées sur la réalisation d’infrastructures ne sont plus suffisantes. Le secteur privé, appelé à participer à la construction de l’ouvrage, demande des garanties spécifiques et un engagement concret de la part des gouvernements, qui doit s’exercer à travers la mise en place d’autres mesures politiques d’accompagnement de la politique infrastructurelle. La concurrence entre modes et entre itinéraires devient un paramètre déterminant lorsqu’il s’agit d’analyser les parts de marché. Les modèles de répartition modale et d’affectation deviennent plus importants dans cette phase du projet.

Deuxièmement, le problème des erreurs est lié au plus grand risque de manipulation des prévisions. Des études récentes démontrent que les différences entre les prévisions et les trafics observés ex-post sont souvent très élevées. Flyvbjerg (2003) explique, par exemple, sur la base d’une vaste analyse sur 183 projets routiers et 27 projets ferroviaires, que des différences de l’ordre de 20% entre les trafics prévus et les trafics observés constituent plutôt la règle que l’exception. En outre, la poursuite de cette analyse amène les auteurs à constater qu’il n’y a pas eu des gains de précision dans le temps (Flyvbjerg et al., 2006). Dès lors, des chercheurs se sont penchés sur les raisons de ces différences et de ces erreurs. Certains ont ainsi mis en lumière que les écarts observables ex-post reposent pour partie sur l’incertitude associée à l’exercice de prévision. Le transport étant une demande dérivée, il dépend de plusieurs variables exogènes sociales, économiques et politiques, qui ont une évolution incertaine et des comportements inattendus. En outre, la modélisation demande de nombreuses hypothèses et simplifications, qui s’écartent parfois de la réalité et s’appuient sur des données souvent incomplètes ou de mauvaise qualité (Quinet, 1998 ; Flyvbjerg et al., 2003). Dans son travail de thèse, Nunez (2007) démontre qu’outre les facteurs méthodologiques et la pure incertitude liée à certaines variables, ces écarts peuvent aussi relever d’un usage stratégique de ces outils de la part des acteurs impliqués dans la prévision : les promoteurs peuvent être incités à ajuster le niveau de trafic afin de rendre le projet plus attractif et de négocier des conditions plus avantageuses dans un contrat de partenariat public-privé, mais les prévisionnistes aussi, par un comportement trop optimiste ou trop pessimiste, sont susceptibles d’introduire des biais dans la prévision. Ces derniers, en effet, peuvent avoir une influence sur les études de trafic, par leur propre opinion sur le projet lui-même, par l’estimation de leurs propres capacités de prévision ou encore par la pression extérieure qu’ils peuvent subir. A ce propos, un résultat important de l’étude conduite par Nunez (2007) concerne les fortes pressions que les prévisionnistes affirment recevoir, et les jeux d’acteur des promoteurs des projets afin d’influer sur les prévisions en pressant les prévisionnistes à produire des résultats qui correspondent à leurs attentes42.

Dans ce cadre, l’objectif du report modal acquiert désormais une signification différente et une importance accrue dans la discussion du projet. D’une part, cet objectif renforce la viabilité du projet et sa place au sein d’une politique globale, où l’interdépendance entre les mesures diverses à mettre en œuvre afin de modifier les comportements modaux des opérateurs de transport rend chacune de ces mesures, et le Lyon-Turin parmi elles, indispensables. D’autre part, l’objectif de transfert modal et sa traduction en des mesures concrètes devient un enjeu en raison de l’apparition d’un nouvel acteur, le secteur privé éventuellement prêt à s’engager dans des contrats de partenariat, mais qui demande aux gouvernements des garanties et un engagement concret favorisant le fer dans la compétition avec la route.

L’objectif du report modal est inscrit dans le Mémorandum signé en mai 2004 par les gouvernements des deux pays, qui définit la participation financière de l’Italie et de la France à la réalisation de la section internationale du Lyon-Turin. Dans le Mémorandum, il est rappelé que les dépenses considérables engagées par la construction de l’ouvrage doivent être appuyées par toutes les mesures possibles visant à garantir son utilisation préférentielle pour le transport des marchandises à travers les Alpes. C’est pourquoi la question des mesures de report modal est inscrite au cœur du projet Lyon-Turin : « Les deux pays s’engagent à mener, conjointement ou indépendamment, une politique forte, visant à favoriser le report modal du transport de marchandises de la route vers le fer dans les Alpes, notamment par la hausse des péages routiers et la mise en œuvre de mesures réglementaires qui pourront contribuer ainsi à améliorer l’attractivité et la rentabilité de l’investissement pour la construction de la nouvelle liaison ferroviaire entre Turin et Lyon » (Mémorandum, 2004). La CIG précise que les mesures de report modal qui seront proposées en appui de la réalisation de la liaison Lyon-Turin doivent permettre de faciliter le montage opérationnel du projet, en garantissant aux partenaires privés potentiels une politique publique cohérente au regard des investissements engagés.

À partir de ce moment, l’objectif du report modal ne représente plus uniquement un argument de justification du projet, mais aussi un moyen concret de répondre à des obstacles financiers qui risquent d’empêcher sa réalisation. L’existence du Lyon-Turin devient alors de moins en moins dissociable de la mise en œuvre d’autres mesures de report modal, qui seraient en retour de nature de garantir une intensification de l’usage de la future liaison. Ce changement d’approche de l’objectif du report modal repose sur la prise de conscience que la construction d’une infrastructure ferroviaire ne peut pas entrainer à elle seule un report modal automatique. Il s’agit d’un changement important par rapport à la situation précédente, dans laquelle on considérait les politiques d’infrastructure comme un moyen suffisant pour d’atteindre cet objectif. Le projet était alors présenté comme « la » solution aux problèmes environnementaux et de sécurité des transports dans les régions alpines des deux pays.

Enfin, cette importance nouvelle accordée aux mesures de report modal est de nature à raffermir le consensus, non pas autour du seul projet Lyon-Turin, mais plus largement autour d’une politique du transit alpin, qui devient moins attaquable. Cette politique n’est dès lors plus exclusivement assise sur un gigantesque chantier d’infrastructure, ce qui, en France au moins, répond à une revendication écologiste, mais aussi à une part de la critique libérale qui voit dans la mise en œuvre de ces mesures autant de tests préalables à l’engagement d’un investissement public important. En outre, l’essentiel de ces mesures repose sur des outils économiques d’orientation du marché, ce qui, dans une optique libérale, présente au moins l’intérêt de faire clairement apparaître le rapport coût-efficacité. Enfin, cette politique du transit alpin peut dès lors être initiée à court terme. Elle répond alors à la critique écologiste liée à l’urgence des enjeux, mais représente aussi, pour les promoteurs de l’ouvrage, un moyen nouveau de rendre de moins en moins réversibles les décisions concernant sa réalisation.

Dès que l’obtention d’un report modal conséquent devient une condition indispensable à la concrétisation du projet, et non plus sa conséquence automatique, les questions relatives aux logiques de choix des acteurs du transport et aux mécanismes d’orientation des flux, éludées dans l’analyse de la génération de la demande, redeviennent centrales dans l’analyse du choix modal.

Notes
41.

La capacité contributive du projet peut être définie comme ce que le projet est en mesure d’apporter en termes monétaires. Elle est calculée sur la base de la différence entre l’excédent brut d’exercice en situation de référence et en situation de projet.

42.

Ces résultats sont issus d’une enquête en ligne par sondage que l’auteur a réalisée sur un gros échantillon de prévisionnistes, au sujet de leurs perceptions et opinions sur la prévision de la demande pour les projets de transport.