4.4.3.2.Les évolutions dans l’analyse du choix modal : la création du groupe de travail « Report Modal » de la CIG

L’engagement fort sur l’objectif du report modal oblige à étudier les conditions qui pourraient garantir sa réussite. La nouvelle approche de cette problématique se traduit alors par des changements dans la modélisation de la répartition modale effectuée par LTF ainsi que par une nouvelle implication de la CIG sur le sujet.

Pour donner une concrétisation aux engagements pris lors de la signature du Mémorandum de 2004, à la fin de la même année, la CIG décide la création d’un nouveau groupe de travail qui a la charge d’étudier, en collaboration avec LTF, les conditions de succès du report modal. Le groupe est composé des deux délégations française et italienne et associe des représentants des ministères des transports (des infrastructures en Italie, depuis la formation du gouvernement Prodi en 2006), de l’économie, de l’environnement, de la Commission européenne et des régions concernées. Les acteurs économiques ont aussi été associés aux travaux. Des auditions ont eu lieu avec des chargeurs et des transporteurs, avec les opérateurs ferroviaires et les sociétés gestionnaires des tunnels et des autoroutes. L’objectif du groupe est de parvenir à formuler des propositions concrètes aux deux gouvernements en matière de politiques de transport de fret, en vue de favoriser le report modal dès l’ouverture de la nouvelle ligne. Le groupe analyse plusieurs mesures de différents ordres pour inciter au transfert des marchandises de la route vers le rail : des mesures réglementaires, tarifaires, logistiques ou territoriales sont ainsi testées à l’aide du modèle de répartition modale de LTF sur un périmètre constitué de tous les passages entre la France et l’Italie.

A partir du démarrage des travaux du groupe « Report Modal », au début de 2006, les études de trafic conduites par LTF font référence non plus seulement aux indications des trois sous-commissions techniques Sécurité, Économie et Environnement, mais aussi aux réflexions menées dans le cadre des travaux du groupe Report Modal. Ainsi, trois scénarios différents sont étudiés afin de simuler une intervention des pouvoirs publics destinée à orienter les choix des transporteurs qui traversent les vallées alpines. Ces trois scénarios sont construits autour de trois hypothèses de politique des transports différentes. Un premier scénario de politique des transports au fil de l'eau (P0) maintient les mesures déjà décidées par les États sur les passages routiers de l’arc alpin : il prend notamment en compte, pour les tunnels du Fréjus et du Mont-Blanc, l’évolution effective des péages depuis 1999, majorée de +10% à partir de 2004. Un deuxième scénario de politique de surpéages (P1) est directement influencé par les travaux menés par le groupe de travail Report Modal de la CIG. Ce scénario simulait au début une augmentation des péages de 50 € par camion (valeur 1998) sur tous les grands passages routiers alpins : Vintimille, Fréjus, Mont-Blanc, Gothard, Brenner, Tauern. Il prévoit désormais l’introduction des mesures rendues possibles par la nouvelle directive Eurovignette 200643, c'est-à-dire un surpéage de 25% sur tous les grands passages routiers alpins, y compris Vintimille, où, suite à une requête de la CIG, une augmentation ultérieure de 50 € est prise en compte afin de parvenir à équilibrer le prix de ce passage par rapport à celui des autres passages nord alpins44. Enfin, un troisième scénario de politique de contingentement (P2) simule une limitation du nombre des poids lourds empruntant les grands passages routiers alpins au niveau de trafic constaté en 2001. Il est désormais dédié à la simulation de la Bourse du Transit Alpin (BTA), un système de marché de droits de passage à travers l’arc alpin envisagé par la Suisse, qui l’étudie depuis 2004 sous ses différents aspects technique, fonctionnel et juridique45. La prise en considération de ce système a été étendue ensuite à l’ensemble de l’espace alpin, suite à la décision du Groupe de Zurich en 2006 d’engager une étude commune avec la Confédération sur ce principe, avec le soutien de la Commission européenne.

En mars 2007 le groupe de travail a présenté un rapport d’étape46 sur les premières orientations et de nouvelles pistes de travail aux deux gouvernements. Dans ce rapport, la CIG démontre qu’aucune des mesures étudiées ne peut fonctionner de manière autonome, soit en raison de problèmes d’acceptabilité et d’iniquité générés, soit en raison d’une faible efficacité en termes de transfert modal produit. Dans ce cadre, la CIG souligne le rôle essentiel des améliorations d’infrastructures et de l’offre de services alternative à la route au sein des politiques de report modal. Dans une logique qui entend préserver la liberté de circulation, l’existence d’alternatives ferroviaires et maritimes crédibles et efficaces constitue une condition impérative pour consentir l’application des autres mesures tarifaires et réglementaires de report modal. Cependant, la CIG attire l’attention des deux gouvernements sur le fait que cette condition ne devra pas être assurée seulement avec la mise en service de la liaison nouvelle : on devra s’efforcer d’y répondre dans l’immédiat sur la ligne historique, dès la fin des travaux de mise au gabarit du tunnel du Mont-Cenis. Cette amélioration passe, en particulier, par le développement de l’offre de services, notamment par le succès de l’autoroute ferroviaire pour lequel un ensemble de conditions est pré-requis : augmentation des fréquences, et de la fiabilité, réduction du coût par rapport à la route, mise en œuvre de mesures d’accompagnement qui rendent plus difficile le recours au mode routier. La mise en place de ces conditions et le succès de l’autoroute ferroviaire dans l’immédiat permettront à la fois de montrer un engagement réel de la politique en faveur du report modal et d’entamer un processus progressif de modification des comportements dans le transport de marchandises.

Les conclusions de la CIG apportent une contribution d’importance au débat sur le Lyon-Turin en faisant évoluer le point de vue sur le projet depuis celui d’une opposition historique et fonctionnelle entre ligne nouvelle et ligne existante vers une nouvelle vision fondée sur la complémentarité de ces deux infrastructures. Jusqu’à présent, les controverses entre opposants et défenseurs du projet s’étaient toujours basées sur la comparaison entre la mesure des trafics et la mesure de la capacité des deux lignes. Pour les opposants cette comparaison prouvait la non-nécessité d’une nouvelle ligne, la ligne existante étant considérée comme largement suffisante pour absorber les évolutions futures des trafics. L’argumentation des défenseurs s’appuyait, à l’inverse, sur le constat que la capacité et les performances de la ligne historique ne pouvaient pas suffire à la croissance des trafics. Le nouvel argumentaire développé par la CIG déplace le cœur de la discussion, en démontrant que la ligne nouvelle n’est pas l’antithèse de la ligne historique, mais qu’elles constituent au contraire deux instruments d’une même politique. L’objectif de report modal demande à ce que l’on agisse des deux côtés et que l’on engage cette politique sans attendre la mise en service de l’infrastructure nouvelle.

La prise de conscience de ce que la seule construction d’une infrastructure ferroviaire n’entraine pas un report modal automatique signifie que la ligne historique doit être utilisée pour commencer à mettre en place toute autre mesure utile afin de favoriser un changement dans les comportements modaux des transporteurs. Ainsi, dans le cadre des mesures de report modal, on distingue toujours un avant et un après Lyon-Turin. En revanche, on insère désormais l’ensemble dans un continuum d’actions, un ensemble cohérent et progressif de mesures à mettre en œuvre afin d’atteindre l’objectif fixé à partir d’une utilisation optimale de la ligne existante. Dans une telle optique, l’opposition classique entre ligne historique et ligne nouvelle ne trouve plus de fondements : la réponse aux critiques du projet, qui mettent en avant les réserves de capacité existantes, se fonde désormais sur la reconnaissance, même de la part des promoteurs du Lyon-Turin, des marges de croissance disponibles sur la ligne historique. Ils soulignent que ces marges peuvent apparaître suffisantes uniquement par rapport au niveau actuel des trafics ferroviaires, alors qu’elles se révèlent très limitées par rapport aux flux routiers actuels aux passages franco-italiens (la capacité résiduelle du tunnel du Mont-Cenis est estimée à 700 000 poids lourds par an, ce qui correspond à 25% des 2,85 millions de PL en transit en 2006 aux passages routiers franco-italiens). Atteindre l’objectif du report modal demande ainsi à ce que la ligne historique et la ligne nouvelle soient considérées de manière complémentaire.

Notes
43.

Au sujet de la Directive Eurovignette, voir l’Encadré 3 « Présentation de la directive Eurovignette 2006/38 » en conclusion du chapitre 8 de la deuxième partie de la thèse.

44.

Cependant, le passage de Vintimille n’est pas éligible à la mesure de surpéage autorisée par la directive de 2006 pour les passages alpins transfrontaliers appartenant au corridor d’un projet prioritaire du RTE. La commission de Bruxelles considère que Vintimille ne peut ressortir du même corridor que le Lyon-Turin. Un arbitrage pourrait être trouvé en attachant le passage de Vintimille à un corridor d’autoroute de la mer entre les côtes espagnoles, françaises et italiennes, mais les positions énoncées à ce sujet sont encore peu claires aujourd’hui (Intervention de Geza Szabolcs Schmidt, DG-TREN Commission européenne, au colloque « La Directive européenne Eurovignette : Mesures et impacts sur les trafics transalpins ». 13 Décembre 2007, Sanremo). Quant à l’hypothèse d’augmentation ultérieure de 50€ supplémentaires pour rééquilibrer le prix des différents passages franco-italiens, sa conformité avec la directive Eurovignette de 2006 est encore plus problématique : elle reposerait sur la mise en œuvre de « droits régulateurs », mesure très peu précis dans le texte de la directive, mais dont on voit mal tant leur application au seul itinéraire côtier entre Gênes et la vallée du Rhône, que leur généralisation dans le cadre d’une directive qui interdit explicitement l’internalisation des coûts externes. Voir à ce sujet l’Encadré 3, dans la deuxième partie de la thèse.

45.

L’étude réalisée en 2004 par Écoplan, sur mission de l’Office fédéral du développement territoriale et de l’Office fédéral des transports, a analysé deux modèles de bases possibles : le système de réservation (ou de « gestion des sillons »), qui ne limite pas la capacité globale des passage, mais vise au contraire l’optimisation de son utilisation, et le système de « plafond et marché », la bourse de transit proprement dite, qui vise la limitation des passages de camions sur les routes traversant les Alpes (contingentement). Pour une description plus détaillée de la Bourse du Transit Alpin (BTA), voir la deuxième partie de cette thèse (par. ).