4.4.4.Le report modal remis en question

Depuis quelques années, la politique des transports en général et la politique des infrastructures en particulier sont fortement orientées vers cet objectif visant à faciliter la mobilité et accompagner la croissance économique, tout en favorisant les modes alternatifs à la route. Cependant, si le but final d’une telle stratégie est la réduction des impacts négatifs sur l’environnement, il faut aussi considérer qu’une politique de report modal n’est pas forcement positive. Elle peut l’être, lorsqu’elle diminue les coûts sociaux sans trop pénaliser la croissance économique, mais elle devient négative, si elle pénalise l’économie sans apporter d’avantages sociaux significatifs.

En dépit de ces nuances, l’affirmation de l’objectif du report modal au sein de la politique des transports française s’est faite d’une manière que certains auteurs considèrent tranchante. Ainsi, par exemple, Prud’homme (2007) critique les méthodes du choix opéré par le CIADT de 2003 de réaliser l’ensemble des projets du programme gouvernemental, sur la base d’une réaffirmation générique du principe du report modal, sans pour autant prendre en compte l’intérêt économique et social d’un certain nombre de projets. L’inscription du report modal au cœur de la politique française – et plus tard ainsi qu’avec une conviction moindre, de la politique italienne – relèverait ainsi plus de l’affichage politique que d’une évaluation objective. Face aux déclarations politiques, de nombreuses critiques sont adressées à cet objectif. Du report modal, on conteste notamment sa faisabilité (le report modal n’aurait, selon certains acteurs, aucune chance de se réaliser, en raison de la faible compétitivité et efficacité du rail par rapport à la route), son inutilité par rapport aux objectifs (on lui oppose d’autres solutions, notamment les améliorations technologiques des véhicules routiers, qui permettraient mieux et à un moindre coût d’atteindre des objectifs environnementaux), son incapacité à viser la vraie source du problème (selon les mouvements radicaux d’opposition aux grands projets d’infrastructure, la seule solution efficace serait, à nouveau, la décroissance).

Concernant la faisabilité du report modal, certains auteurs ont souligné le fait que cet objectif représente un défi, avec un nombre encore élevé de variables inconnues. Selon Tartaglia (2005) par exemple, le volume des marchandises transportées par fer dans le cas du projet Lyon-Turin ne pourra pas dépasser le 20-25% de la demande globale et cela parce que le paramètre de choix le plus important pour les transporteurs est la fiabilité, qui ne peut pas être assurée sur une ligne mixte marchandises et voyageurs. En outre, le manque de calcul précis de l’impact que cette mesure aura sur le coût généralisé du transport rend impossible toute évaluation de l’acceptabilité de ces mesures de la part des acteurs qui seront davantage concernés : les transporteurs, les gestionnaires d’infrastructures routières, le secteur productif, notamment en Italie, seul pays qui sera pénalisé sur presque la totalité de ses échanges commerciaux, lors de la mise en œuvre de ces mesures sur l’ensemble de l’arc alpin.

Concernant l’efficacité, d’autres auteurs soulignent que l’objectif de report modal conduit à un coût économique beaucoup plus élevé – des centaines de fois dans le cas de certains investissements en infrastructures – que le gain environnemental de la réduction de CO2 (Prud’homme, 2007). La référence à l’effet de serre représenterait dans ce cadre plutôt un prétexte. Ainsi, le transfert modal serait une façon inefficace de lutter contre l’effet de serre, puisque les mêmes ressources pourraient être utilisées autrement et permettre des réductions plus importantes d’émission de CO2. Ponti et al. (2007) font également remarquer que, puisque à l’heure actuelle le trafic de fret ferroviaire (en nombre de wagons) correspond à 1% de l’ensemble des véhicules sur la route, même un doublement du trafic ferroviaire aurait un impact sur la congestion et sur les émissions complètement marginal (Boitani, Ponti et Ramella, 2007). A la solution du report modal, Ponti oppose celle du progrès technologique des moteurs, qui aurait un effet de réduction de 80% des émissions de PM10.

L’ensemble de ces critiques, plaidant pour une reconsidération des stratégies à poursuivre dans le cadre de la réorganisation de la politique des transports de marchandises, trouvent également expression au niveau européen. En effet, nous avons vu que la question du report modal a été largement considérée par le Livre Blanc de 2001, qui préfigurait un rééquilibrage de modes de transport, dans le cadre d’une tarification plus juste et d’une politique d’infrastructure ambitieuse. Les deux moyens étaient conçus dans l’optique d’une stratégie conjointe, les mesures tarifaires étant non seulement des moyens pour favoriser directement le report modal, mais aussi comme une façon de financer de nouvelles infrastructures. Cependant, ces objectifs ont été remis en question par la Commission européenne dans son document de révision de mi-parcours de la stratégie du Livre Blanc (2006). L’objectif du report modal est remplacé par celui de la « co-modalité », qui prévoit l’optimisation de l’usage de chaque mode de transport dans son domaine de pertinence. Dans ce cadre, l’abandon de l’objectif du découplage entre croissance économique et croissance des transports au profit du découplage entre la croissance économique et la croissance des nuisances environnementales dues au transport, rouvre la voie au choix entre report modal et progrès technologique. La nouvelle orientation européenne établit que le report modal ne doit être poursuivi que lorsqu’il est approprié, alors que l’intermodalité doit être davantage recherchée. De ce fait, la Commission européenne nuance donc son engagement en faveur du report modal. Ce faisant, elle se montre sensible aux critiques dénonçant le caractère coûteux, inefficient ou irréaliste d’un objectif de report modal trop systématique.

Le recul sur ce point a une portée importante en matière de politique des transports. Il rend plus difficile l’adoption de mesures contraignantes pour le transport routier dans son ensemble, au premier rang desquelles l’internalisation des coûts externes. La modification de la Directive Eurovignette, en 2006 (voir l’encadré 3, dans la deuxième partie de la thèse), qui exclut les coûts externes du champs de la tarification des infrastructures routières, est d’ailleurs simultanée à la révision du Livre Blanc. Dans le même temps, et bien dans l’esprit des compromis européens, cette évolution entérine l’existence de segments du marché des transports sur lesquels les objectifs de transfert modal sont justifiés. La légitimité des politiques « de niche », visant une évolution des parts modales sur un secteur d’activité spécifique ou une aire géographiques déterminées, est donc renforcée au détriment des politiques globales. Sous cet angle, une politique alpine de report modal appuyée sur la réalisation d’infrastructures lourdes se trouve plutôt confortée au sein d’une orientation générale plus consensuelle.