4.4.5.2.L’objet des renégociations : la réouverture du conflit sur les tracés

Si nous définissons les contestations du Val de Suse comme l’occasion qui permet au gouvernement d’afficher une implication dans la construction du dialogue, il faut aussi envisager quelles autres motivations ont conduit à mettre en place ce dispositif. Il s’agit de comprendre les objectifs du débat.

Les contestations des riverains du Val de Suse ne sont pas la seule forme d’opposition qui caractérise cette phase du processus décisionnel italien. Un autre conflit, moins médiatisé et probablement éclipsé par l’explosion des émeutes, a eu lieu au sein de la growth machine tout au long des années 2000. En 2001, après des années où la question du tracé de la section italienne avait été négligée, la présentation par RFI d’un projet de tracé ouvre un conflit avec les acteurs territoriaux de la Région Piémont et de la Provincia de Turin. Cette dernière, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, avait dès 1999 élaboré sa propre proposition, ensuite améliorée en 2001. Ce projet s’opposait à celui de RFI essentiellement pour la desserte de la ville de Turin et de son centre intermodal d’Orbassano. Cette desserte n’était prévue qu’indirectement par le projet de RFI, à travers une connexion de la ligne nouvelle avec la ligne historique, localisée très en amont de la ville de Turin (à Caprie). Le tracé de RFI envisageait, en effet, une desserte plus directe de Milan et de la Vénétie, moteurs productifs du pays et, par conséquent, forts générateurs de trafics.

Dans le cadre de réduction de la concertation consécutive à l’entrée en vigueur de la Legge Obiettivo de 2001, la décision du gouvernement privilégie l’hypothèse de RFI, sans pour autant avoir réalisé une évaluation du tracé proposé par la Provincia ou une comparaison des deux tracés (voir carte : Fig. 16 – Les options de tracé en Italie au début des années 2000), l’un passant à gauche de la Dore (RFI) et l’autre à sa droite (Provincia). En 2003, à la conclusion de la phase d’étude d’APS, le tracé italien est définitivement établi. Le Lyon-Turin, dans sa forme de 2003, ne dessert pas directement Turin ni le centre intermodal d’Orbassano, situé au sud-ouest de la ville. Pour ce qui concerne le trafic voyageurs, les trains à destination de Turin sont obligés d’abandonner la ligne nouvelle très en amont par rapport à la ville. Pour les trains de fret, la ligne est prévue passer au nord de l’agglomération turinoise à travers la « gronda merci », le tracé à grande capacité fret introduit par RFI, qui de San Didero, en Val de Suse, se connecte directement à Settimo, en direction de Milan. À Settimo, la ligne nouvelle pourrait se raccorder au nœud ferroviaire de Turin à travers le projet du passante ferroviario, qui devra traverser la ville du nord au sud.

Fig. 38 - Passante ferroviario de Turin
Fig. 38 - Passante ferroviario de Turin

Source : MetroTorino

Cette solution mécontente l’ensemble des acteurs territoriaux de la Région Piémont. Aux nombreuses critiques des maires du Val de Suse et de la Provincia s’ajoute pour la première fois la Région Piémont, qui refuse de donner son avis favorable et énonce plusieurs réserves au projet présenté par RFI en 2003. La Commission VIA (chargée de l’évaluation d’impact environnemental du projet) exprime également des réserves concernant cette solution. Malgré le pouvoir conféré au CIPE (le comité gouvernemental pour la programmation économique) par la Legge obiettivo de valider le projet indépendamment des avis d’autres acteurs politiques, RFI décide de modifier cette première version du projet sommaire49. Dans la deuxième version du projet sommaire, le tracé de la Provincia est réintroduit en tant qu’hypothèse de réserve. En outre, plusieurs modifications sont apportées afin de prendre en compte les remarques de la Région, parmi lesquelles la nouveauté plus importante est l’ajout d’une nouvelle connexion entre la ligne nouvelle et le centre d’Orbassano. L’interconnexion « Corso Marche » est une ligne à grande capacité dédiée aux trains de fret, qui devrait se détacher de la gronda merci au niveau de Savonera pour rentrer dans un tunnel souterrain en dessous de Corso Marche et se raccorder ensuite au Bivio Pronda, nœud d’échange ferroviaire qui permet l’entrée des trains à la gare de triage d’Orbassano. L’adjonction de cette hypothèse dans le projet sommaire définitif que RFI présente au gouvernement italien à fin 2003 rouvre de fait les débats sur la place d’Orbassano au sein du projet Lyon-Turin.

Fig. 39 – Interconnexion de Corso Marche
Fig. 39 – Interconnexion de Corso Marche

Source : La Stampa

En 2005 la Région, la Provincia et la ville de Turin s’engagent dans l’étude du raccordement de « Corso Marche », dont ils se servent non seulement dans le cadre de la définition d’une politique de réaménagement urbaine connexe à ce projet, mais aussi pour relancer leurs propositions concernant une desserte directe d’Orbassano par la ligne nouvelle en provenance de la France. En effet, plusieurs options sont envisagées par les acteurs locaux : non seulement l’option de RFI, qui considère « Corso Marche » comme un raccordement entre la gronda merci et la plateforme turinoise, mais aussi l’option d’un passage direct par Orbassano de la ligne nouvelle, qui pourrait ensuite rejoindre le nord de Turin (en direction de Milan) à travers Corso Marche. Le protocole d’étude défini par les acteurs locaux remet, ainsi, la plateforme d’Orbassano au centre d’un débat unique, centré à la fois sur le nœud de Turin et sur le Lyon-Turin. Il pose comme condition la desserte de la plateforme piémontaise. En 2006, LTF intègre l’étude de « Corso Marche » dans son projet.

La réouverture des débats sur les tracés en Italie est donc bien antérieure à la création de l’Osservatorio Virano, qui a lieu fin 2006, et même antérieure aux événements de novembre-décembre 2005. L’analyse de la presse italienne nous montre toutefois que les discussions à ce sujet n’ont explosé qu’à partir de l’automne 2006. En 2007, pendant le déroulement des travaux de l’Osservatorio concernant les trois premiers points d’analyse (la capacité de la ligne existante, les évolutions de trafic et le nœud de Turin), la presse témoigne également d’une focalisation croissante du débat public sur des hypothèses de tracé différentes. En janvier 2007, lors de l’une des premières réunions de l’Osservatorio, RFI déclare sa disponibilité à considérer l’éventualité du choix d’Orbassano en tant que plateforme d’échange multimodale pour les deux alternatives de tracé : le projet de RFI/LTF (passage par le Val de Suse, en rive gauche de la Dora) et le projet de la Provincia (passage plus au sud, par le Val Sangone, en rive droite de la Dora). Ce changement de position de RFI débloque officiellement le débat sur les tracés. Un mois plus tard le gouvernement suit cette évolution. En février, G. Fontana, directeur général du ministère des Infrastructures, affirme pour la première fois que les options de tracé ne sont pas rigides, mais que, au contraire, chaque hypothèse sera examinée afin d’en identifier les avantages respectifs, pour pouvoir éventuellement les combiner dans une solution mixte (La Stampa, 27/02/2007).

La centralité d’Orbassano dans cette phase du processus décisionnel italien et la nécessité de défendre cette option amènent les acteurs locaux italiens à construire, autour de la réalisation du projet, un argumentaire fortement axé sur le thème du report modal. Orbassano est présenté comme un moyen pour développer l’autoroute ferroviaire alpine en service sur le Lyon-Turin. Le projet devient, ainsi, dans le discours des acteurs locaux, un ouvrage qui relève d’une orientation environnementale stratégique. L’engagement sur cette plateforme permet aussi à ces acteurs de renforcer leur rôle au sein du processus décisionnel, en construisant une image régionale du projet. Le Lyon-Turin commence à être présenté comme un projet stratégique du point de vue de la Région et non plus seulement un élément d’intérêt national, comme il avait été prioritairement considéré jusque là en Italie.

Notes
49.

Luna nuova n. 63 venerdì 5 settembre 2003.