Chapitre 5 - Conclusion : quand un projet voit son contexte se modifier
Les outils de l’économie des transports et l’émergence d’un espace alpin : deux éléments de l’évolution du projet Lyon-Turin

Introduction

La reconstruction des dimensions du Lyon-Turin nous a permis d’analyser son évolution et de comprendre le rôle de différents éléments partie prenante de son histoire : les acteurs, les outils techniques de prévision et les études réalisées, et les discours de justification et d’affichage politique. Cette analyse nous a permis d’observer de l’intérieur le travail de construction et d’affirmation des différents objectifs stratégiques assignés au projet Lyon-Turin et de comprendre comment ces derniers aident le projet à résister à une partie des critiques qui, d’une manière récurrente, sont lui sont adressées, concernant sa nécessité face aux évolutions de trafic ou sa capacité à produire des changements dans les comportements de transport. Notre objectif n’est pas de défendre le projet, mais plutôt de garder une trace de son évolution. Celle-ci sera une ressource pour les protagonistes des futures controverses qui apparaîtront dans le cadre du processus de définition et de décision autour du projet. Elle leur offrira la possibilité de rapporter les arguments qu’ils élaboreront à ceux qui ont déjà été échangés. Cela étant, la capitalisation de l’histoire du projet n’a pas seulement un objectif utilitaire. Il s’agit aussi simplement de garder une mémoire ordonnée de la vie du projet, de donner à comprendre pourquoi le projet est tel qu’il est aujourd’hui, à travers quelles étapes et quels mécanismes il s’est affirmé et modifié au sein de l’agenda politique d’institutions différentes.

Ce travail de reconstruction des différentes dimensions du projet nous a permis de visualiser les relations existantes entre les différents éléments de cette histoire : les discours et les outils techniques (les moyens utilisés par les acteurs), la configuration du réseau d’acteurs (comment les acteurs se positionnent dans le Lyon-Turin, qui représente l’objectif intermédiaire de leur action) et les différentes logiques défendues par les acteurs (comment le Lyon-Turin se place dans les stratégies politiques globales des différents acteurs). Elle nous a ainsi servi à comprendre comment l’évolution du projet n’est pas réductible à une suite d’événements isolés, mais qu’elle est le résultat de l’interaction de plusieurs facteurs et exigences se présentant à des moments divers de son histoire. Ainsi, par exemple, nous avons vu que la première transformation du projet – du tunnel de base conçu par la SNCF à la ligne à grande vitesse soutenue par la Région Rhône-Alpes, l’Europe et l’Italie – a été la conséquence de l’action combinée de plusieurs éléments : des considérations techniques de l’opérateur ferroviaire (la doctrine de la séparation des trafics fret/voyageurs à la SNCF), des logiques stratégiques afférentes à la recherche d’alliances, de légitimation ou d’acquisition de compétences et de prestige (qui ont poussé la SNCF à rechercher l’appui des Régions afin de défendre sa revendication « existentielle » de fonds publics pour supporter l’existence et le développement de la grande vitesse ferroviaire vitale pour sa survie, mais également la Région Rhône-Alpes à rechercher un appui pour légitimer et renforcer sa compétence naissante en transports), mais aussi des limites propres aux acteurs. Concernant ce dernier point, en particulier, l’analyse développée au cours du chapitre 4 nous a montré plusieurs exemples où le patrimoine des connaissances et des outils disponibles a façonné l’action des acteurs, délimité les frontières de leur discours, en s’avérant déterminant pour la construction des objectifs stratégiques associés au projet et pour son évolution. Toujours concernant la première transformation du projet, nous avons, par exemple, vu que le passage à la conception d’une ligne à grande vitesse a été possible – entre autres – grâce à l’argumentation que les premières études ont rendue possible : l’intégration dans la première analyse coûts-avantages des gains de temps a permis à la SNCF de faire valoir la composante grande vitesse du Lyon-Turin, mais pas de valoriser sa composante fret. Ainsi, l’hypothèse d’une ligne à grande vitesse avancée dans l’étude de 1991 par la SNCF et les FS a pu se transformer en projet en s’appuyant également sur les compétences techniques de la SNCF et sur les chiffres qu’elle savait fournir. Les résultats obtenus lors de cette première exploration du projet ont permis de constater une amélioration conséquente de l’accessibilité des deux Régions Rhône-Alpes et Piémont et de construire un discours axé sur l’accessibilité, les gains de temps et le risque d’enclavement des territoires périalpins, qui allait à la rencontre des acteurs régionaux. L’histoire du Lyon-Turin nous a fourni plusieurs autres exemples du rôle joué par les instruments techniques mobilisés par les acteurs dans l’évolution du projet. L’un des résultats de cette analyse a été ainsi de pouvoir observer dans quelle mesure l’activité menée par les premiers acteurs intervenus dans le débat sur ce projet a eu de répercussions importantes sur le patrimoine cognitif du réseau des acteurs dans son ensemble. Par exemple, l’argument de la croissance des trafics, mis en évidence par la première étude du groupe SNCF/FS, a longtemps perduré dans les débats. En étant exploité par d’autres acteurs qui se sont insérés plus tard sur le dossier, tels l’Union européenne, il a acquis de ces derniers une nouvelle légitimation, qui lui a permis de ne pas être remis en cause pour une longue période au sein de la growth machine du projet. La force de cet argument, reposant sur le travail et sur la légitimité des acteurs qui le portaient, lui a notamment permis de « résister » à deux événements externes : d’un côté les faits, c’est-à-dire l’évolution réelle des trafics qui était contraire à l’évolution prévue, et de l’autre côté l’évolution des approches et des connaissances théoriques dans le domaine de l’économie du transport. Ainsi, les questions de l’arrêt de la croissance aux passages alpins franco-italiens et des débats autour du découplage offrent deux exemples intéressants de la capacité du projet à changer de forme et de représentation et de la place des outils de l’expertise technique dans la construction de ce changement. Nous avons vu, en effet, comment la controverse, qui s’est développée autour du risque de saturation des passages alpins franco-italiens suite aussi à l’entrée du projet dans une nouvelle phase de son histoire (la dimension nationale, caractérisée par le rôle prépondérant de l’État, figure moins consensuelle par rapport à la Région), a nécessité, pour être résolue, une transformation de la définition du problème des trafics. Dans ce cadre, nous avons lu encore une fois, au cours du chapitre 4, cette évolution à travers les études de trafic mobilisées dans le processus décisionnel, en mettant en évidence comment la construction d’une représentation « alpine » du projet Lyon-Turin a été la conséquence d’une nouvelle argumentation largement supportée par des études de trafic utilisées dans une optique de justification a posteriori du discours des acteurs. A ce titre, nous pouvons mentionner, par exemple, l’introduction d’un scénario d’autoroute ferroviaire et d’une hypothèse de restriction administrative des capacités des tunnels routiers, qui a permis à Alpetunnel d’opposer aux critiques du rapport Brossier un scénario futur caractérisé à nouveau par la croissance des trafics et par la saturation. Ou, encore, la construction d’une nouvelle image du Lyon-Turin – d’instrument pour répondre aux exigences de la demande de transport à instrument capable d’orienter cette demande et de répondre aux exigences des territoires – qui s’est traduite progressivement et partiellement à travers les études réalisées par LTF au cours des années 2000, lesquelles ont servi essentiellement à fournir une justification a posteriori à un discours politique de plus en plus tourné vers le thème de l’écologie.

En conclusion, la lecture que nous avons proposée au cours du chapitre 4 de l’histoire du Lyon-Turin repose essentiellement sur le rôle joué par les outils de l’expertise technique – à travers l’usage qui en ont fait les acteurs, leurs potentialités et capacités à façonner les connaissances de ces mêmes acteurs, mais également leurs limites à analyser les phénomènes – sur l’évolution à travers les dimensions du projet. Cette lecture nous a permis de comprendre l’évolution du projet. Dans ce nouveau chapitre nous nous proposons de renverser le point de vue adopté dans le chapitre précédent, où l’analyse se focalisait sur l’influence des études techniques d’évaluation sur l’évolution du projet. En partant de l’idée que la relation entre outils techniques de l’analyse et projet n’a pas été univoque, le paragraphe 5.1 s’attache à examiner l’impact exercé par le projet sur l’environnement des techniques et des connaissances à l’origine de ces études. En particulier, nous verrons comment les développements du débat ont influencé, d’un côté, les concepts mobilisés dans le cadre de l’évaluation du projet, en favorisant une évolution de l’évaluation de l’efficience vers la prise en compte de l’efficacité, et, de l’autre côté, le rôle et l’usage des outils techniques au sein du processus décisionnel, en favorisant un changement d’approche, de la prévision à la prospective.

Ensuite, nous essayerons de montrer que l’évolution des discours permet de comprendre comment l’histoire de ce projet s’inscrit dans le cadre général de la problématique des transports de marchandises à travers les Alpes et de mettre en lumière les incidences réciproques liant désormais l’évolution du projet et l’évolution du débat sur l’élaboration et sur la mise en place des politiques alpines de transports. Dans ce cadre, le paragraphe 5.2 synthétise les éléments issus des chapitres 3 et 4 concernant « l’alpinisation » du projet, afin d’expliquer comment l’inscription du projet dans l’espace alpin a eu un impact non seulement sur l’avancement et l’acceptation du projet, mais aussi sur le renforcement de la question alpine des transports et sur la légitimité de l’existence d’une dimension alpine des politiques de transport. L’objectif, ici, est de montrer l’influence du Lyon-Turin sur le développement et le succès des mesures alpines de régulation des trafics, mais aussi de répondre aux questionnements généraux de la thèse concernant l’émergence et la configuration de ce nouvel espace de coordination et de réflexion politique qu’est l’espace alpin.