5.1.Les outils techniques de l’économie des transports dans le Lyon-Turin : un parcours d’apprentissage ?

La phase plus récente de la discussion du projet est celle qui offre les exemples les plus intéressants du point de vue de l’évolution de la place et de l’approche des outils de l’expertise technique au sein du processus décisionnel. Le passage à la dimension alpine du Lyon-Turin a reposé sur un changement d’image et de contenu politique associé au projet. Concrètement, la transformation des objectifs stratégiques liés à la réalisation de cet ouvrage dans cette nouvelle phase a consisté en l’adoption d’une nouvelle logique orientée vers la maîtrise de la demande de transport. En partant d’un nouveau constat – partagé au sein du Groupe de Zurich et, donc, « légitime » ou du moins légitimé par cette appartenance – que le problème du franchissement alpin « ne consiste pas dans le risque, ni actuellement ni dans un avenir prévisible, de limitation des capacités physiques de passage à travers les Alpes » (Mission des Alpes et des Pyrénées, 2007), mais plutôt dans un problème d’acceptabilité de la part des territoires (des habitants et de l’environnement donc) de la croissance des trafics, le projet a commencé à être présenté comme un instrument capable d’orienter l’évolution cette demande.

Cette évolution ne s’est cependant pas faite du jour au lendemain et elle est largement en relation avec un changement d’approche des études et des outils de l’expertise technique dans le processus décisionnel. Nous pouvons introduire une distinction temporelle dans la dimension alpine sur la base de l’inclusion dans le projet de cet objectif d’orientation de la demande de transport : une première phase de 2001 à 2003 et une deuxième phase après 2003 jusqu’à aujourd’hui. Pour ce qui est de la première phase, le passage des discours politiques à la dimension alpine ne s’est pas accompagné, au niveau des études, d’un approfondissement des études initiées par Alpetunnel sur l’impact en termes de report modal de la réalisation de l’ouvrage. Le modèle de répartition modale de LTF est le même que celui d’Alpetunnel. De même, le modèle de génération ne contient pas non plus de nouveautés significatives, mise à part l’inscription du projet dans un contexte géographique plus large, à l’échelle de l’espace alpin. L’analyse des études réalisées par LTF entre 2001 et 2003 amène à conclure que, dans la première phase de la dimension alpine, les études techniques du promoteur n’ont pas vraiment déterminé cette évolution du projet comme instrument de gestion de la demande. Au contraire, elles l’ont plutôt suivie, en servant ainsi à supporter, a posteriori, les évolutions du discours politique. En effet, malgré l’intégration de la dimension alpine dans l’image du projet, les résultats de la modélisation réalisée par LTF ne permettent pas d’apprécier une capacité du Lyon-Turin à produire un changement significatif dans l’orientation des flux de transport. En dépit de la revendication du caractère environnemental du projet, il n’y est également aucune référence à la problématique du développement durable, exactement comme dans les études d’Alpetunnel. Il faut cependant souligner qu’à l’époque d’Alpetunnel cette problématique était encore à l’étude, alors qu’au moment où LTF réalise ses études, elle a désormais acquis une formalisation en économie des transports sous la forme du concept de découplage absolu ou relatif. Malgré les avancées scientifiques, cette problématique n’a jamais été abordée dans les études du promoteur et n’a pas eu de place, ni dans les discussions qui ont eu lieu au sein du noyau de la growth machine ni dans le modèle de génération des trafics utilisé par LTF pour étudier la demande globale, qui n’a pas connu de modifications significatives. Cela nous permet d’affirmer que l’inscription du projet dans la dimension alpine et l’adhésion aux principes écologiques typiquement défendus par la Suisse et l’Autriche ont prioritairement relevé, au début, d’une logique instrumentale et de justification du projet de la part de la France et de l’Italie, orientée vers le dépassement de controverses qui n’auraient pu trouver une réponse sans un changement dans la définition du problème de départ.

Un premier changement dans la relation entre l’association d’objectifs politiques au projet et l’élaboration des études est observable à partir de 2003. Ce changement d’approche est à mettre en relation avec les nombreux autres événements, externes et internes à la growth machine, qui ont façonné le débat à l’intérieur de cette dernière. La datation de l’origine de cette nouvelle phase en 2003, est ainsi à replacer dans le cadre des événements suivants : l’approbation de la part de la CIG de la première partie des études réalisées par le promoteur (APS), le passage à la phase d’étude du projet définitif (APR), la publication en France du rapport d’Audit, l’ouverture d’une nouvelle controverse et la publication du rapport de la DATAR, qui a alimenté le débat parlementaire sur les objectifs de la politique nationale d’infrastructure de transport. C’est là, dans cette deuxième phase, que s’est jouée plus étroitement la collaboration entre les gouvernements centraux et le promoteur ferroviaire, qui caractérise l’inscription du projet dans la dimension alpine. Cette collaboration étroite a permis de construire un discours plus fort, capable de répondre aux critiques de plus en plus nombreuses soulevées au sein de la growth machine en direction de l’objectif du report modal, s’étant traduit par l’introduction de nombreuses nouveautés dans les modèles de choix modal et d’affectation de LTF. Le détournement de l’attention portée au modèle de génération et la focalisation des études sur le modèle de choix modal atteste d’un choix stratégique en faveur d’un découplage relatif, qui traduit le résultat final du débat politique en France sur les objectifs de la politique des transports de marchandises. Ce résultat est, comme nous l’avons vu, synthétisé par le rapport de la DATAR de 2003, qui montre l’affirmation du concept de découplage relatif – à atteindre au moyen du report modal – dans un contexte qui se caractérise par un nouvel arbitrage politique sur les infrastructures devant tenir compte de la moindre disponibilité des finances publiques. Le report modal devient, dans ce contexte, le moyen de justifier une politique d’équipement. Cette réorientation dans la représentation des finalités du projet a renforcé l’inscription du Lyon-Turin dans la dimension alpine de la gestion politique des transports transalpins. Toutefois, dans cette association au projet d’un nouvel objectif stratégique, on retrouve encore une fois une logique de justification : l’introduction de l’objectif du découplage entre croissance des transports et croissance des émissions permet en effet aux acteurs qui portent le projet de le réadapter et de surmonter la nouvelle controverse déclenchée à la suite de la publication de l’Audit conjoint du CGPC et de l’Inspection des Finances. Ainsi, l’adhésion déclarée par la France et l’Italie aux objectifs écologiques alpins dans le cadre du débat sur le projet s’est traduite, dans un premier temps, uniquement dans la réaffirmation de la place centrale de la politique d’infrastructures au sein de la politique de transports des deux pays. Le caractère écologique du projet Lyon-Turin a été mis en relation directe avec l’ampleur du report modal que sa construction aurait permis d’atteindre. Entre 2003 et 2006 le Lyon-Turin demeure encore la seule mesure politique, avec l’AFA (qui est néanmoins intimement liée à la réalisation du projet), envisagée par la France et l’Italie dans le cadre de la question environnementale des transports transalpins, alors que dans les autres pays alpins nombre de mesures nouvelles étaient à l’étude ou en cours d’application. Il en résulte qu’il est ainsi difficile de dissocier l’engagement des deux pays sur cet objectif dans les Alpes d’une logique d’argumentation et de défense du projet. Ce repositionnement stratégique, relevant plus de l’affichage politique et de la justification des décisions, a néanmoins produit des évolutions à moyen terme importantes, tant dans l’approche de la problématique des transports et dans le recours aux outils techniques de l’expertise dans le cadre du processus politico-décisionnel, que dans la négociation et l’élaboration des politiques de gestions des transports à l’intérieur de l’espace alpin.

Comme nous le verrons dans les paragraphes qui suivent, c’est dans la phase plus récente de l’histoire du projet, entre 2006 et 2007, qu’une nouvelle approche du rôle des études et de l’expertise technique commence à s’affirmer, en permettant d’observer une nouvelle capacité de ces dernières à enrichir et à façonner le débat politique. Les évolutions récentes montrent ainsi que la relation entre outils techniques de l’analyse et projet, que nous avons observée au cours de l’analyse conduite dans le chapitre 4, n’est pas univoque et que le projet et les études se sont au final influencées réciproquement. Le projet, façonné par les résultats des études, a aussi eu un impact sur l’environnement des techniques et des connaissances qui fondent ces études. Un premier changement intervenu au cours de cette histoire concerne les concepts mobilisés dans le cadre de l’évaluation du projet. Il sera traité dans le paragraphe 5.1.1. Un deuxième changement, en relation avec le précédent, concerne la place des outils techniques au sein du processus décisionnel et, plus précisément, l’approche de l’usage de ces outils dans le cadre de la prise de la décision. Ce sera l’objet du paragraphe 5.1.2.