5.1.1.De l’efficience économique à l’efficacité : la modification des objectifs du projet vue à travers les outils techniques de l’évaluation

Depuis sa première transformation, le Lyon-Turin a suivi un parcours d’évolutions et de réadaptations à des contextes et des objectifs politiques différents, qui ont servi à alimenter des représentations différentes de son rôle au sein de la politique des transports de la part des nombreux acteurs intervenus sur son dossier. Malgré cet investissement de champs et d’objectifs nouveaux, l’évaluation du projet s’est toujours limitée au cadre technique de l’analyse économique. Les études de projet réalisées par les promoteurs et utilisées pour la prise de décisions ont rarement intégré les divers objectifs associés au projet au fil du temps dans les discours des acteurs. Elles ont plutôt visé la démonstration de l’efficience économique du projet et justifié sa nécessité sur la base de la rentabilité calculée au regard de l’efficience technique des transports.

Même en présence d’une nouvelle argumentation de l’utilité du projet fondée sur l’introduction des deux objectifs de la sécurité et du respect environnemental, la question centrale des analyses techniques demeure celle du thème de la capacité des infrastructures et du risque de saturation face à la croissance des trafics. L’évaluation du projet demeure attachée à un concept d’efficience, lu uniquement en relation à son efficacité en termes de transport. Si dans un premier temps ces résultats permettent de dépasser les critiques formulées par le rapport Brossier, ils ouvrent néanmoins la voie à de nouvelles critiques. Le fait de ne pas déplacer l’objet de l’analyse sur les apports offerts par le projet dans d’autres domaines permet aux contestataires de s’appuyer sur la réalité de la stagnation des demandes observées pour les différents types de trafics concernés par l’ouvrage et de s’interroger sur la capacité du projet à répondre au mieux à chacune d’elles. Les prévisions de trafic demeurent l’élément central de l’évaluation du projet pour prouver ou infirmer sa capacité à répondre à l’objectif unique d’adapter l’offre à la demande. Ce point de vue de l’analyse, dans un contexte de stagnation, se traduit par une critique du projet focalisée sur la rentabilité.

En effet, toutes les contestations qui ont suivi, dont celles exprimées par l’Audit notamment, portent essentiellement sur la justification du projet en termes d’efficacité des transports et sur la faiblesse des trafics concernés. En remettant en cause l’efficience du projet au regard des évolutions des trafics, la critique du Lyon-Turin s’est toujours appuyée sur une analyse économique des coûts du projet par rapport aux trafics éligibles. Cependant, une observation systématique du rapport global entre coûts et bénéfices des grands investissements en infrastructures montre que presque aucun projet n’est justifié de ce point de vue et cela en raison essentiellement de deux facteurs : les difficultés de la prévision et la complexité de ce type d’ouvrage, qui demanderaient la prise en compte d’un nombre très élevé de facteurs. Concernant le premier point, il est possible de constater qu’en effet, les décideurs n’ont presque jamais fait de prévisions correctes des coûts et des bénéfices des investissements. Flyvbjerg, par exemple, montre que la surestimation est la norme dans les prévisions de trafics réalisées pendant les phases d’étude des projets, notamment ferroviaires (Flyvbjerg et al., 2006). Ainsi, une part de l’incertitude est liée à l’exercice de la prévision : elle est due à l’écart entre les nombreuses variables exogènes et incertaines agissant sur la demande dérivée de transports et la simplification à la base de la modélisation ; en outre, elle relève, d’une part, de la difficulté de modéliser le comportement humain et, de l’autre, du fait que les variables s’insèrent dans un contexte en évolution continuelle. Deuxièmement, selon Balducci et Tessitore (1998), l’incertitude est aussi liée au fait que les grands projets d’infrastructures sont souvent conçus comme des « grandes machines », qui fonctionnent seulement une fois qu’elles sont terminées. Une des limites principales de l’évaluation à la base de la prise de décision dans ce domaine résiderait, ainsi, dans le fait qu’une grande partie des effets générés par les projets dans les différentes phases de leur vie (avant, pendant et après leur construction) sont négligés lors de l’évaluation. Dans leur analyse comparative des deux processus décisionnels du BART de San Francisco et du Passante Ferroviario de Milan, Balducci et Tessitore introduisent une distinction entre les concepts d’efficience et d’efficacité dans les processus décisionnels. L’efficience peut être entendue comme le bon fonctionnement d’une décision mesuré sur la base de la correspondance entre objectifs et résultats ; au contraire, l’efficacité se mesure uniquement à l’aune des résultats obtenus, indépendamment des objectifs affichés et, donc, de l’efficience. Le concept d’efficacité renvoie non seulement à un champ plus vaste de facteurs et d’effets à prendre en compte lors de l’évaluation, mais il implique surtout un parcours progressif de construction de la décision et de l’analyse ; il repose plutôt sur une évaluation in itinere, capable de rendre compte des objectifs et des effets qui s’affirment en cours de route. Ainsi, si les difficultés liées à l’évolution constante du contexte que l’on cherche à analyser se répercutent négativement sur la prévision, elles peuvent, par contre, constituer une ressource pour la planification : en modifiant la relation entre les objectifs et les réalisations, elles peuvent multiplier les objectifs et les solutions, adapter les premiers aux secondes. Cela revient à considérer que les « grandes machines » ne fonctionnent pas uniquement une fois qu’elles sont terminées, mais qu’elles peuvent au contraire représenter « des grands récipients dans lesquels on devrait chercher mieux » (Balducci, Tessitore, p.41). Ainsi, appliquer la logique de l’efficacité aux grands projets d’infrastructures signifie penser autrement ces projets, sur la base des différents apports qu’ils peuvent dégager, tels que le réaménagement d’un territoire, la réorganisation du secteur des transports ou du système productif.

Cependant, dans l’histoire du Lyon-Turin, même si l’objectif de l’efficience économique de l’investissement par rapport aux transports ne constitue pas la seule façon de justifier le projet, tant que les autres facteurs (écologiques et géostratégiques, par exemple) demeurent relégués au champ des discours politiques sans être intégrés dans les études, les critiques peuvent s’appuyer sur un discours économique et trouver une prise plus facile. Les réponses qui cherchent à opposer un concept d’efficacité sociale à un concept d’efficience économique ne possèdent pas, en effet, la même légitimité puisqu’elles ne s’appuient pas sur des résultats chiffrés.

C’est l’intégration de l’objectif du report modal dans l’évaluation du projet qui favorise le passage à une évaluation de la nécessité du projet basée sur un concept d’efficacité plus vaste. Cette intégration, comme nous l’avons souligné dans le paragraphe précédent, a prioritairement relevé de l’affichage politique et de la justification a posteriori des décisions. Les études d’APR, conduites entre 2003 et 2006 par LTF, introduisent l’objectif du report modal, tout en continuant de s’appuyer sur l’idée du rôle central de la politique d’infrastructures pour atteindre cet objectif. Dans ces études, en effet, le caractère écologique du projet est mis en relation directe avec l’ampleur du report modal que sa construction pourrait permettre d’atteindre. Ce n’est qu’en 2006 et 2007, suite aux nombreuses critiques remettant en question l’objectif du report modal sur la base de sa faisabilité (Tartaglia, 2005) et de son efficience économique (Prud’homme, Ponti, 2007) et en relation avec les impératifs financiers, qu’une réponse différente a pu être argumentée à partir des études techniques. Les nouvelles études conduites à partir de 2006 par le groupe de travail « Report Modal » de la CIG et LTF et les expertises réalisées dans le cadre des travaux de l’Osservatorio Virano en 2007 en Italie introduisent des nouveautés importantes. Le dépassement de l’opposition entre ligne historique et ligne nouvelle, ayant alimenté jusque-là les débats sur le projet, repose sur la prise de conscience que la seule construction d’une infrastructure ferroviaire n’entraine pas un report modal automatique. Le projet est étudié, dès lors, dans le cadre de la simulation de plusieurs autres mesures d’accompagnement de l’objectif du report modal. Le changement d’approche contenu dans les études et la modification de la représentation du projet, qui ne constitue plus une alternative à une ligne historique considérée insuffisante tant du point de vue de la capacité (selon la représentation historique du projet) que de l’incitation au report modal (selon la représentation écologique du projet), mais un outil complémentaire de celle-ci, entraine des changements importants dans la discussion du projet. Tout d’abord, l’inclusion du report modal dans l’évaluation du Lyon-Turin entraîne un changement dans le cadre temporel du projet et, par conséquent, de son évaluation. Le projet, qui débutait auparavant véritablement au lancement de sa construction et dont les échéances concernant le trafic étaient situées dans le grand avenir, laisse la place à une problématique qui démarre dès aujourd’hui (le report modal dans l’acheminement des marchandises à travers les Alpes franco-italiennes doit être poursuivi avec tous les moyens dès la fin des travaux de mise au gabarit du tunnel existant de Modane) et dont le projet ne représente plus qu’une étape. Il y a ensuite, derrière ce changement de cadre temporel, une modification de hiérarchie. Dans les étapes précédentes, la construction de la ligne nouvelle conditionnait les trafics et dépendait à son tour de l’évolution de l’économie et, par conséquent, des trafics. Désormais, la construction de cette ligne n’est plus qu’un moyen parmi d’autres au service d’un objectif de report modal. Le Lyon-Turin ne constitue plus uniquement une intervention de politique infrastructurelle, mais il devient une mesure, parmi d’autres, d’une politique plus large de transports. C’est dès lors dans ce cadre qu’il doit être reconduit et ensuite évalué.

Cette modification de hiérarchie met aussi le projet à l’épreuve au sens où il devra maintenant faire la preuve de son efficacité non plus seulement en tant que projet (financement, inscription territoriale), mais aussi comme outil du report modal. Dans la succession d’épreuves dont se compose l’histoire d’un projet, cette nouvelle épreuve à laquelle le Lyon-Turin est soumis est paradoxale en ce qu’elle lui échappe en partie : c’est en effet partiellement sur la capacité des opérateurs ferroviaires à induire un report modal sur la ligne existante, voire ailleurs en Europe, que sera jugé son intérêt. En cela, il s’agit d’une épreuve externe, comme le projet en a connu d’autres : la croissance économique générale, la croissance des trafics entre la France et l’Italie sont autant d’épreuves qui sont demeurées indépendantes de ses caractéristiques propres. Néanmoins, cette mise à l’épreuve ouvre des opportunités d’intervention pour les acteurs impliqués dans le processus décisionnel du projet. Puisqu’une mise à l’épreuve présente toujours deux caractéristiques opposées, la mise en danger d’une part et l’opportunité double de se voir valider et d’évoluer pour mieux surmonter l’épreuve d’autre part, cette opportunité d’intervention des acteurs se traduit par la possibilité de « sauver » le projet en le faisant évoluer avec de nouvelles fonctions ou un rôle nouveau au sein de la politique des transports. Les acteurs de la growth machine concernés par cette opportunité sont autant les opérateurs ferroviaires, qui peuvent améliorer les performances et l’attractivité du mode ferroviaire, que les deux gouvernements. Ces derniers se retrouvent, en effet, à avoir des marges de manœuvre dans la définition de l’acceptabilité du projet à partir du moment où cette nouvelle représentation du Lyon-Turin, en changeant les conditions de sa réalisation, les lie au succès des négociations autour de la mise en place des autres mesures de report modal envisagées dans l’espace alpin. L’évaluation du projet s’inscrit ainsi dans un cadre politique plus large et elle permet une argumentation différente de sa nécessité, capable d’opposer aux critiques des économistes un concept d’efficacité sociale dans la poursuite d’objectifs qui ne tiennent plus uniquement au cadre de l’adaptation de l’offre à la demande.