5.1.2.De la prévision à la prospective : la transformation de l’usage des outils techniques dans la prise de décisions

Dans la première phase de l’histoire du projet, les débats qui ont eu lieu au sein du « noyau » de la growth machine, c'est-à-dire entre le promoteur, la CIG et les deux gouvernements, se sont caractérisés par un recours aux études techniques prioritairement basé sur une approche déterministe. La construction et la défense de l’argument « historique » du projet, la forte croissance des flux transalpins et l’existence d’un risque élevé de saturation sur les axes de franchissement, ont souvent relevé d’une approche de ce type, tenant aux résultats produits par les études de prévision des trafics. Nous avons vu, par exemple, que la première étude réalisée par le groupe SNCF/FS a été utilisée pour fournir un résultat chiffré et unique afin de démontrer l’utilité du projet sur la base de la définition de son apport aux systèmes des transports et économique. Des trois scénarios étudiés dans ce cadre, seul le scénario central, représentant des valeurs moyennes entre le scénario haut et le scénario bas, a été publié dans le rapport final et a servi à argumenter les conclusions du groupe de travail concernant la faisabilité économique de cet ouvrage. Le manque de débat et d’analyse sur les différents scénarios et les résultats des études indique, de la part des auteurs de ce premier exercice de prévision, une approche qui relève plus de la justification que de l’analyse de l’utilité et des risques liés à la réalisation du projet.

Cette même approche a caractérisé les phases suivantes du processus décisionnel. Dans cette approche, les résultats des prévisions servent à fournir aux promoteurs technique et politique du projet un appui pour demander aux gouvernements la poursuite du projet. En retour, ils servent aux gouvernements à afficher un fondement objectif à la base de leurs décisions. Dans le cadre de cette organisation, les décisions sont alimentées par le scénario de base, alors que les autres scénarios sortent rarement du cadre des échanges internes entre les organismes étatiques et le promoteur. Cela crée une différence de contenu entre la communication en interne et la communication en externe. Cette dernière, qui sert à la formulation d’un argument public du projet, repose sur une hypothèse présentée comme objective, à savoir l’existence d’un lien de causalité linéaire entre les systèmes du transport et de l’économie, qui n’est pas exploré ni démontré par les auteurs et les utilisateurs du modèle de prévision des trafics. Ainsi, par exemple, l’étude de 1993 se fonde sur l’hypothèse selon laquelle les tendances observées par le passé se seraient reproduites sans modifications par l’avenir.

Ensuite, le premier exercice de modélisation à l’échelle de l’arc alpin réalisé par Alpetunnel en 1995 s’appuie sur le postulat de l’existence de cette relation entre économie et transports. Cette relation s’est traduite, dans toutes les phases d’études réalisées dans le cadre de l’évaluation du projet jusqu’à aujourd’hui, par l’induction générée par la croissance économique d’une croissance plus que proportionnelle des flux de transport, à laquelle s’ajoute une partie des trafics supplémentaires engendrés par la réalisation de la nouvelle infrastructure de transport. Cette partie de trafics induits représente une nouvelle demande indirectement liée à l’existence du projet, à laquelle il faut aussi ajouter une partie de trafics supplémentaires résultant d’un détournement modal ou d’itinéraire de certains trafics dû à la plus grande attractivité de la nouvelle infrastructure. La partie des trafics induits est un effet indirect de l’infrastructure. Elle est le résultat des « effets structurants » que les nouvelles infrastructures de transport sont censées générer sur les systèmes économiques des territoires desservis ou traversés et qui se traduiraient, à leur tour, dans une augmentation des trafics générés ou reçus par ces territoires.

Nous savons que l’objectivité affichée de ce fondement a été souvent remise en question et que l’approche adoptée par les acteurs politiques par rapport aux chiffres issus des études techniques a pu être dénoncée comme peu analytique. Malgré une collaboration étroite entre le promoteur technique et la CIG, en effet, l’approche de la part des politiques de l’objet de l’analyse utilisé pour argumenter la décision a rarement fait l’objet de réflexions concernant les facteurs déterminants de cette évolution. Cela a été le cas, par exemple, de la question de la stagnation des trafics aux passages franco-italiens, qui pendant longtemps n’a été ni reconnue ni intégrée dans les études de projet. La non prise en compte de cette question parmi les acteurs de la growth machine n’a pas seulement révélé une approche instrumentale des données et une tendance à occulter dans l’analyse ces éléments qui auraient pu interférer avec le discours officiel sur la nécessité de l’ouvrage. Elle a également mis en lumière les limites d’une approche déterministe et orientée vers le passé. La prise en compte de la stagnation aurait appelé, en effet, à vérifier par exemple l’éventualité de l’existence dans cette région d’une situation de découplage. Cette vérification aurait, par conséquent, demandé une réflexion sur les conditions du découplage et la place du projet dans un contexte incertain, caractérisé par un nombre élevé de facteurs pouvant jouer de manière imbriquée sur les évolutions du trafic, sur le principal argument, donc, de la justification du projet. Le fait d’éluder cette question a cependant ouvert le champ aux critiques, qui ont pu s’appuyer sur des éléments de prospective pour opposer une vision différente de celle annoncée par les études du promoteur et les discours de la CIG. Nous pouvons rappeler à ce titre la contestation des études d’Alpetunnel et des avis de la CIG formulée par le rapport Brossier, qui en 1998 a remis en cause les prévisions de trafic retenues en s’appuyant sur les incertitudes liées aux résultats des négociations de l’accord sur le transport entre la Suisse et l’Union européenne. L’excès de déterminisme contenu dans la présentation des résultats des études techniques de prévision a été dénoncé à nouveau cinq ans plus tard par l’Audit, qui a explicitement remis en cause la capacité des analyses macroéconomiques et globales à restituer une image fiable de l’évolution des transports. Selon l’Audit, ces analyses, se fondant uniquement sur un prolongement des tendances et des relations passées, risquaient de produire des résultats biaisés et, notamment, de surestimer la demande future de transports en déterminant une allocation non optimale des ressources affectées à l’offre.

Malgré les critiques d’excès de déterminisme adressées à cette approche des résultats techniques dans le cadre de la décision politique, cette méthode de conduite du processus décisionnel n’a pas connu de changements significatifs jusqu’à très récemment. Le modèle décisionnel a continué de s’appuyer sur les résultats « univoques » fournis par l’expertise technique : à l’issue de chaque phase d’étude du promoteur, Alpetunnel puis LTF, la CIG a repris dans un rapport final les résultats du seul scénario de base. Elle a traduit ces résultats dans un discours simpliste adressé aux gouvernements, qui l’ont réutilisé ensuite dans leur argumentation publique des décisions prises.

Par contre, une approche différente a été utilisée à l’extérieur du noyau de la growth machine pour essayer de répondre aux critiques d’une manière plus articulée. Les argumentations « externes », avec lesquelles certains acteurs ont essayé de supporter le projet en opposant au concept d’efficience économique le concept plus large d’efficacité, introduisent dans le processus décisionnel les éléments de l’évolution d’une approche des outils techniques fondée sur la prévision à une approche plus complexe, fondée sur la prospective. On peut par exemple retrouver dans l’expertise des études relatives au franchissement alpin, réalisée par Bonnafous en 1996, quelques éléments de cette évolution. Répondant aux critiques sur la surestimation des prévisions de trafic, il oppose à la demande de revoir à la baisse les prévisions de trafic la proposition de prendre en compte tous les facteurs, notamment le potentiel du transport combiné et de l’autoroute ferroviaire, pouvant déterminer une explosion des trafics de fret ferroviaire sur ce corridor. Son raisonnement introduit dans le débat sur le projet une approche qui s’éloigne de la prévision pour intégrer des éléments de prospective, concept qui réunit les idées de la prospection (exploration de domaines nouveaux) et de la perspective (qui induit les notions de point de vue et de futur), et qui s’oppose à la fois à l’approche de prévision utilisée par les promoteurs et les contestataires du projet.

En se reportant à d’autres cas, où les simulations réalisées dans des scénarios hauts s’étaient par la suite démontrées moins élevées que les observations réelles, il argumente que la non prise en compte d’une hypothèse de forte croissance pourrait engendrer des risques de sous-capacité du système d’infrastructure. Il démontre ainsi les risques liés à une approche trop déterministe de la prévision, reposant sur la prise en compte d’une seule option et sur la négation de toute autre option possible même si moins probable. L’existence de ces risques implique ainsi de respecter le principe de précaution, devant conduire à prendre en compte l’ensemble des possibilités existantes et à évaluer les différents risques sur la base d’une vision prospective.

C’est en s’appelant au respect de ce principe, que la DATAR a formulé une réponse aux nouvelles critiques concernant les taux de croissance trop élevés pris en compte par les opérateurs ferroviaires. En réaction à l’Audit de 2003, qui constatait que les 40 millions de tonnes prévues sur le corridor du projet à l’horizon 2020 marquaient une rupture importante avec la stagnation observée depuis 1997, la DATAR a démontré que plusieurs facteurs venaient mettre en question ces critiques : l’évolution des modes de vie, l’intensification des échanges liée à la construction et à l'élargissement de l’Union européenne, avec notamment l’entrée des économies en forte croissance des pays de l’Est dans le marché européen, étaient autant d’éléments pouvant laisser supposer que la croissance des trafics se poursuivrait, avec des conséquences négatives en termes de congestion et saturation des infrastructures existantes. Dans ce cadre, le rapport de la DATAR mettait en question l’existence du découplage absolu, dénonçait l’inutilité de poursuivre avec des mesures politiques dans cette direction et concluait ainsi que « l'arrêt de l'investissement en infrastructures conduirait à affaiblir la croissance économique en créant des dysfonctionnements et des engorgements ». Concernant plus spécifiquement le Lyon-Turin, l’adoption d’une approche prospective permet, en outre, d’opposer plusieurs facteurs capables d’influer sur le comportement des flux transalpins à la critique de l’utilité du projet qui consistait à dire que la croissance des flux se concentrait essentiellement sur les axes principaux traversant les Alpes en direction Nord-Sud. Ainsi, en recourant au caractère systémique des passages de l’arc alpin, aux nombreux éléments ayant affecté la répartition des trafics (actes réglementaires, accidents…) et aux événements futurs susceptibles d’intervenir sur cette répartition ainsi que sur les taux de croissance des flux (la croissance économique des pays de l’Europe orientale, l’élargissement de l’Union européenne à l’est, les évolutions des échanges commerciaux de la péninsule ibérique…), le projet a pu être justifié en relation avec le thème de la croissance des trafics sur la base d’une approche plus vaste, moins déterministe et, aussi, moins attaquable.

L’évolution d’une approche fondée sur la prévision (forecasting) à une approche de prospective (backcasting) implique un changement important dans la conception de l’élaboration politique. La prévision (voir le futur à partir du présent) et la prospective (voir le présent à partir du futur) font référence à deux écoles de pensée différentes et ouvrent la voie à deux parcours différents dans la prise de décisions. La prospective est l’étude des avenirs possibles et une part des méthodes fondées sur la prospective servent à analyser, à partir de la définition d’un futur désirable, la faisabilité de l’objectif et des différents moyens pour y parvenir (Robinson, 1982). Selon Dreborg (1996), elles apportent des réponses aux problèmes de la décision que les méthodes de la prévision ne seraient pas en mesure de résoudre, alors que notamment : le problème est complexe et intéresse de nombreux secteurs et groupes sociaux ; l’analyse du problème demande la prise en compte de ruptures de tendances ; l’horizon temporel de référence est long. Les résultats des études réalisées avec des techniques de prospective ne constituent pas la base pour une décision unique, mais elles restituent des images alternatives du futur (scénarios), construites sur la base des orientations politiques posées à la base de la simulation. Elles indiquent les parcours les plus efficaces pour atteindre des objectifs, lorsque ces derniers sont clairement connus.

L’analyse que nous avons développée dans le chapitre 4 nous permet d’observer que les éléments de ce type d’approche s’affirment progressivement au sein des pratiques décisionnelles de la growth machine. Cette affirmation progressive est le fruit de l’insistance des critiques envers les résultats produits par les études de prévision du promoteur, qui ont été orientées, après la résolution des controverses de Brossier et de l’Audit, vers la remise en cause de l’objectif du report modal. C’est avec la création du groupe de travail « Report Modal » de la CIG et avec le passage de cet objectif politique des discours politiques aux études techniques que cette nouvelle approche s’impose comme méthode de discussion au sein du processus décisionnel du projet. En effet, la remise en cause de la faisabilité de cet objectif, duquel dépendraient selon le Memorandum de 2004 les possibilités de financement du secteur privé, menace directement l’existence du Lyon-Turin. Cette menace oblige à adopter une approche différente, en mesure de produire une connaissance et une maîtrise des conditions de réussite d’un objectif qui est devenu indispensable pour la survie du projet. Le lien entre financement privé et poursuite du projet donne ainsi un rôle central dans l’analyse aux questions relatives à l’incertitude et au risque. Afin d’intégrer ces deux questions, les différents scénarios de politique des transports déjà étudiés dans les études d’APR de LTF (P0, P1, P2), sont davantage approfondis. Pour la première fois, les résultats de ces simulations sortent du cercle clos des relations internes entre LTF et la CIG et intègrent un débat plus large, avec notamment l’expérience de l’Osservatorio Virano, dans le but (explicitement affirmé dans la lettre de mission du groupe de travail « Report Modal ») de formuler des conseils aux deux gouvernements concernant les politiques de transports à mettre en place dans le cadre d’une stratégie précise de report modal des trafics à travers les Alpes.

A partir de ce moment, le processus décisionnel se caractérise par un plus grand partage de l’information entre les différents acteurs de la growth machine. Nous pouvons remarquer que, par rapport à la phase précédente, il y a eu ces dernières années une atténuation de la distinction entre la communication en « interne » (entre la CIG et le promoteur) et la communication « externe ». A partir de ce moment, les trois scénarios de politique des transports étudiés par LTF ne sont plus conçus dans le but de tester les effets de trois mesures politiques différentes sur le niveau du trafic futur intéressant le projet, mais ils servent, dans le cadre du travail du groupe « Report Modal » - LTF, à simuler des parcours différents pour atteindre des objectifs clairement établis. L’objectif du report modal, dans cette optique, n’est plus uniquement le discours qui va permettre la construction d’un argumentaire écologique dans le cadre de la justification du projet. Il devient un objectif quantitatif (le groupe de travail quantifie cet objectif en fixant un plafond au nombre de PL autorisés à chaque passage alpin), par rapport auquel on cherche à identifier les mesures réglementaires et tarifaires les plus efficaces afin d’atteindre le chiffre fixé au niveau politique.

Dans ces études, le Lyon-Turin garde toujours une place centrale, en tant que condition indispensable à la mise en place des autres mesures simulées à travers le modèle de LTF. Dans le Lyon-Turin, les études de trafic trouvent un renforcement de leur place au sein du processus décisionnel. Avec l’évolution d’une approche de prévision à une approche de prospective, elles deviennent l’outil de référence de la planification politique en matière de transports alpins. Concrètement, cette évolution modifie leur usage en les transformant : d’outils de construction des discours et de justification a posteriori des décisions prises, elles deviennent des outils de planification et de négociation dans le cadre de l’élaboration des décisions.