5.2.1.Le Lyon-Turin dans l’espace alpin : les éléments de l’inscription du projet dans la dimension alpine

L’inscription du Lyon-Turin dans l’espace alpin est, comme nous l’avons vu, le résultat d’un parcours progressif, dont la première étape est constituée par l’extension de l’évaluation du projet au contexte général des évolutions des trafics de l’arc alpin dans son ensemble. Dans ce cadre, la bonne croissance des trafics permet, d’un côté, d’améliorer l’évaluation économique du projet, grâce à une augmentation de la demande éligible prise en compte dans le modèle de génération. De l’autre côté, elle permet de construire une représentation écologique du projet : en s’appuyant sur les évolutions alpines, on illustre la gravité du problème du déséquilibre modal et du poids environnemental du transport de fret à travers les Alpes, ce qui démontre la nécessité d’améliorer les offres alternatives à la route.

La deuxième étape de l’alpinisation du Lyon-Turin consiste en l’introduction de l’objectif du report modal dans l’argumentation du projet. Cette étape se traduit par la réalisation d’un nouveau modèle de répartition modale dans les études de LTF, en mesure de simuler la capacité du projet à produire du transfert modal. L’association de l’objectif du report modal permet de renforcer les arguments précédemment développés et donc d’améliorer l’évaluation économique du projet grâce à une augmentation des trafics prévus sur le corridor du projet suite au détournement modal, et de supporter l’image écologique du projet, en démontrant l’augmentation de l’attractivité du fer qu’il est en mesure de produire. L’inscription du projet dans la dimension alpine améliore, ainsi, sa justification, sans pour autant que cela produise en retour un impact sur l’élaboration des politiques de report modal. L’implication de la France et de l’Italie dans la défense de cet objectif dans la région alpine ne se traduit pas immédiatement par une réflexion sur de mesures politiques nouvelles ; elle se limite pendant quelques années aux mesures déjà envisagées de la réalisation de l’ouvrage et de la mise en place d’un service d’autoroute ferroviaire définitif lors de l’inauguration de la nouvelle ligne.

Le processus d’alpinisation du projet se concrétise avec les nouvelles études engagées à partir de 2006 par le groupe de travail « Report Modal », d’un côté, et par l’Osservatorio Virano, de l’autre. À travers ces études, les acteurs de la growth machine consolident la relation entre le projet et l’objectif politique du report modal en transformant sa place au sein de la politique des transports. En étudiant l’ensemble des mesures réalisables en direction de cet objectif, ils placent le projet au cœur d’une politique plus complexe et lui apportent une nouvelle définition. Dans cette définition, le projet devient l’instrument qui va permettre la mise en place d’autres mesures, tarifaires et réglementaires, de transfert modal. Dès lors, il ne s’agit plus de poursuivre l’objectif du report modal avec une politique d’infrastructure, mais d’envisager une politique de transports orientée vers le report modal, dont l’efficacité dépend de la complémentarité des mesures de prix, d’infrastructure et réglementaires. La ligne nouvelle est, dans ce cadre, la condition nécessaire à la faisabilité et à l’acceptation des autres mesures, dans une logique qui entend préserver à la fois la liberté de circulation et le respect environnemental. Dans cette optique, les autres mesures devront être mises en place dès que possible, notamment en développant les services d’autoroute ferroviaire sur la ligne existante, et le projet servira à la poursuite de ces mesures dans l’avenir. L’opposition entre ligne historique et ligne nouvelle est ainsi effacée et le cadre temporel de référence mute radicalement : le point de vue étant désormais celui du report modal et non plus celui du projet, les périodes précédant et suivant la mise en œuvre du projet acquièrent du même coup une existence. A partir de ce moment existent un avant et un après Lyon-Turin, les deux faisant partie d’une politique progressive de report modal. Les transformations opérées par le groupe de travail de la CIG et par l’Osservatorio Virano constituent un tournant important dans l’histoire du projet. En effet, elles permettent à la fois de dépasser les difficultés d’acceptation de ces mesures contraignantes pour les trafics, grâce à une mise en place progressive visant à créer une habitude, et de démontrer un réel engagement des deux gouvernements italien et français dans cette direction. Cela réduit le poids des critiques que certains acteurs adressent sur un plan théorique à la faisabilité et à l’efficacité du report modal ; en même temps, cela permet de formuler une réponse à ces opposants du projet qui expriment des doutes quant à la réelle volonté des deux gouvernements de poursuivre une telle politique, qui est, notamment dans le cas italien, historiquement opposée aux intérêts prioritaires du pays.