5.2.2.2.Le rôle du projet dans l’entrée de la France dans l’espace alpin

L’existence d’une relation entre le projet et la participation de la France au processus d’élaboration des politiques alpines de transport peut paraître moins évidente que pour l’Italie. En effet, alors que pour cette dernière le projet représente une contrepartie au contingentement des trafics routiers, la dépendance française du franchissement alpin n’est pas contraignante comme elle l’est pour l’Italie. Et pourtant l’implication française dans les politiques de transfert modal dans le transport de marchandises est particulière dans la région alpine. Malgré la marginalité de cette région par rapport au territoire national, cet engagement politique n’est pas aussi développé sur le reste du territoire qu’il ne l’est ici. On peut dès lors se demander quel est le rôle que le projet joue sur la participation du pays à la discussion et élaboration des politiques alpines de report modal.

Dans la région alpine, la France se trouve confrontée aux principes et objectifs politiques des autres pays alpins, la Suisse et l’Autriche, plus sensibles aux questions environnementales et du transit. L’ « imposition » de la part de la Suisse de l’objectif du report modal au reste de l’espace alpin signifie que l’extension de cet objectif aux autres pays repose sur le fait que ces derniers sont en quelque sorte obligés de prévoir des mesures afin d’éviter le détournement sur leur territoire des trafics routiers interdits par la politique suisse de limitation. La question du report modal se territorialise ainsi pour la France au niveau de la région alpine. Le fait de devoir supporter les conséquences des mesures initiées par les autres pays est surement déterminant dans le rapprochement de la France de la représentation alpine de la problématique des transports de marchandises à travers les Alpes ainsi que dans l’adoption d’une attitude plus écologique dans son approche de la gestion du transport de fret, qui n’était pas si affirmée auparavant dans l’argumentation du projet. Ainsi, le changement de sensibilité affiché dans l’approche des questions relatives au transport alpin repose pour partie sur la conscience que, face à une politique de refus du transit routier menée par les Suisses et les Autrichiens, les passages alpins occidentaux, entre la France et l’Italie, demeureraient les seuls points de passage routier non contingentés et non surtaxés. Cela déterminerait une « spécialisation » de la frontière franco-italienne pour le transit routier, d’autant plus envisageable que les réserves de capacités se révèlent importantes sur ces axes et qu’il existe, comme le fait remarquer le rapport de la DG-TREN de 2006 sur les potentialités de trafic de l’arc alpin, un déséquilibre territorial entre les opportunités de rééquilibrage modal le long de l’arc alpin (COWI, 2006). Selon les experts consultés par la Commission européenne au regard des potentialités du trafic fret du système alpin, en effet, en 2020, la capacité ferroviaire disponible pour le transport de marchandises sur l'axe Est-Ouest sera toujours faible pas rapport à celle de l'axe Nord-Sud et cela malgré l'augmentation de capacité actuellement en cours de réalisation à Modane avec les travaux de mise au gabarit du tunnel. Selon COWI, le rapport entre la capacité ferroviaire sur les axes Nord-Sud et sur les axes Est-Ouest demeure en 2020 de 82% contre 18%. Le transport de fret par fer sur l'axe Est-Ouest sera ainsi toujours moins favorisé et son marché moins compétitif que sur l'axe Nord-Sud. En comparaison, le rapport entre les capacités routières disponibles pour le transport de personnes et de marchandises sur les axes Est-Ouest et Nord-Sud est plus équilibré que sur le secteur ferroviaire, le rapport étant de 57% contre 43%.

Ainsi, pour la France il devient indispensable d’adapter son offre ferroviaire afin de réduire cet écart et d’adopter des mesures favorisant le report modal, afin d’éviter surtout que le trafic routier interdit aux passages autrichiens et suisses ne se détourne sur ses passages et sur son territoire. Cependant, puisque la partie la plus importante du trafic franchissant les passages franco-italiens est composée par de flux d’échange entre la France et l’Italie (61% en 2006, selon les données Alpinfo), la mise en place de mesures restrictives, tarifaires ou réglementaires se répercuterait principalement sur les relations franco-italiennes. Le projet Lyon-Turin représente alors la solution la moins pénalisante pour accompagner les mesures de report modal. Exactement comme pour l’Italie, pour la France le projet devient la condition sine qua non pour participer au débat et à l’élaboration de politiques de report modal pour le franchissement alpin. Son engagement sur cet objectif repose néanmoins sur un ensemble plus vaste de facteurs, à la fois internes et externes au contexte du projet.

Parmi les facteurs internes, relatifs donc à l’histoire du Lyon-Turin, nous avons vu que le report modal en France bénéficie, en 2003, d’une conjonction d’intérêt entre plusieurs acteurs : Gayssot, ministre des Transports à l’époque, la société Modalhor, filiale de Lohr Industrie et producteur des wagons de ferroutage Modalhor, qui veut vendre son système, la SNCF, qui voit le moyen de verrouiller la concurrence sur un segment de marché, les écologistes, qui sont au gouvernement et veulent une politique des transports ne se limitant pas uniquement à une politique d’infrastructure, les défenseurs du Lyon-Turin, qui veulent raffermir le projet en lui accolant un objectif de report modal, les opérateurs de la logistique qui veulent que se développent des offres ferroviaires nouvelles et adaptées à leurs besoins… L’AFA naît, ainsi, en 2003, contre la volonté d’une partie de l’administration d’État, la même qui s’oppose au Lyon-Turin, pour des raisons à la fois budgétaires (l’expérimentation de ce service est largement subventionnée) et techniques, étayées par le doute que le ferroviaire puisse offrir un service de qualité.

En second lieu, nous avons vu que l’engagement français dans la définition d’une politique alpine des transports relève aussi, pour partie, de logiques internes au Ministère des transports. De ce point de vue on peut distinguer d’abord une logique technique qui transparait nettement sur deux dossiers. En premier lieu, en matière de sécurité dans les tunnels, l’accident du Mont-Blanc prend au dépourvu l’ensemble des autorités responsables de ce type d’ouvrage et rend urgent le développement des compétences spécifiques, mais aussi des choix lourds de conséquences, car il apparaît très rapidement que les enjeux du percement des galeries de secours ou de mesures très contraignantes de régulation de la circulation sont très importants. Dans ce contexte, la mutualisation des réflexions à l’échelle alpine, à travers le Groupe de Zürich (voir le chapitre 8.2 de la partie suivante de cette thèse), permet à la fois de gagner du temps et de légitimer des décisions qui pourraient vite être accusées d’être trop ou trop peu précautionneuses. Les enquêtes de trafics sont le deuxième dossier où une logique technique incite les administrations alpines, et l’administration française en particulier, à collaborer au niveau du massif dans son entier. Michel Houée, le responsable des enquêtes CAFT (voir le chapitre 7.4 de la partie suivante de cette thèse), insiste longuement, dans l’entretien qu’il nous a accordé, sur les intérêts multiples d’un système d’observation qui ne se limite pas aux frontières nationales : fiabilité et exhaustivité des données recueillies, comparabilité, etc…

Mais l’engagement du Ministère français en charge des transports dans la définition d’une politique alpine répond aussi à un défi spécifique de son orientation stratégique. Ce Ministère, a longtemps exercé de très importantes missions opérationnelles. Il était par exemple en charge de l’entretien et de l’exploitation du réseau routier, non seulement national, mais aussi, dans la majeure partie des cas, départemental, par délégation. Le mouvement de décentralisation et les options budgétaires de l’Etat ont conduit, et conduisent encore actuellement, à une très importante réduction de ces missions opérationnelles. Parallèlement, l’Etat tente d’accroitre sa capacité de pilotage stratégique des politiques publiques qu’il impulse. Le Ministère de l’Equipement a très tôt repéré dans cette orientation un élément de sa survie. L’implication du Ministère dans la réflexion sur une politique alpine des transports peut aussi s’interpréter dans ce cadre. Elle offre de ce point de vue une relative autonomie à cette administration, qui, si elle doit composer sur ce terrain avec la diplomatie, s’éloigne en revanche de la pesanteur de l’administration du Budget. Travailler ces questions à l’échelle alpine, sur un espace où la priorité au report modal est légitimée par l’Europe et âprement défendue par la Suisse, permet aussi de pousser la réflexion sur des thèmes sur lesquels un cadre hexagonal imposerait davantage de retenue. C’est par exemple le cas de la Bourse du Transit Alpin61: où, en dehors des Alpes, pourrait-on envisager de contingenter le trafic routier ? Cette réflexion alpine est, enfin, un vecteur de modernisation du Ministère, en l’incitant à internationaliser (ou du moins à « européaniser ») son fonctionnement et à développer de nouvelles compétences. L’engagement alpin du Ministère français des transports s’explique donc, aussi parce qu’il répond à la nouvelle mission que l’administration se donne : celle d’un « État stratège ».

Notes
61.

Nous avons mentionné cette mesure de régulation des trafics routiers en présentant les études de simulation des mesures de report modal réalisées par le groupe de travail « Report Modal » de la CIG en collaboration avec LTF (.2). Pour une description plus détaillée de la BTA, voir la deuxième partie de cette thèse ().