Partie 2 - L’espace alpin : l’émergence et la construction d’un espace alpin des transports

Introduction

Les questionnements de la recherche

L’analyse du processus décisionnel relatif au projet Lyon-Turin, que nous avons conduite dans la partie précédente de cette thèse, nous a permis d’observer deux phénomènes. D’une part, elle nous a permis de nous poser concrètement la question de savoir comment sont utilisés et construits les outils de l’expertise technique au sein des processus décisionnels relatifs à la construction d’un projet d’infrastructure et, plus globalement, à l’élaboration d’une politique de transport. D’autre part, elle nous a permis de suivre, à travers les arbitrages et les dispositifs mis en place, l’articulation entre les différentes échelles territoriales et les acteurs concernés par la construction d’une telle politique. Les deux échelles de l’analyse que nous avons privilégiées, celle de la construction d’un projet d’infrastructure et celle de la construction d’un espace politique d’articulation et de coordination entre des niveaux politiques et territoriaux différents, nous ont permis d’identifier et retracer l’émergence d’une dimension alpine dans l’histoire du projet. Elles nous ont permis de retrouver dans l’évolution de la définition de la problématique du transport transalpin franco-italien qui est à l’origine du projet ainsi que dans les évolutions des objectifs fixés et du cadre des acteurs impliqués dans la prise de décisions, les éléments de l’avancement du projet à travers un parcours d’« alpinisation » progressive. Les résultats issus de cette analyse peuvent se lire tant du point de vue du projet (l’évolution du Lyon-Turin vers une dimension alpine) que du point de vue plus large de l’analyse des processus d’élaboration et de négociation politique de l’espace alpin.

En adoptant le point de vue du projet, nous avons observé que l’alpinisation du Lyon-Turin consiste d’une part en une intégration de la problématique du franchissement franco-italien à une problématique plus large, concernant les trafics transalpins de l’ensemble de l’arc alpin. D’autre part, elle consiste en un changement des objectifs poursuivis à travers la réalisation de cette infrastructure : non plus seulement un objectif économique de préservation de la fluidité de circulation, mais aussi un objectif partagé de préservation environnementale et territoriale, à atteindre à travers la gestion de la demande et la réglementation de l’offre.

En adoptant un point de vue plus large, le processus d’alpinisation observé à travers l’analyse du projet Lyon-Turin consiste plus globalement en une transformation du cadre politique de la région alpine. Il se traduit par une plus grande convergence entre les acteurs politiques, observable tant à travers les dispositifs de coopération technique et politique mis en place qu’à travers l’évolution de la représentation du problème du transit alpin fournie par les acteurs. A ce propos, nous avons pu constater dans l’étude de cas précédent comment la France et l’Italie ont commencé à afficher depuis quelques années une volonté nouvelle de collaborer avec les autres pays alpins, en partageant depuis des objectifs communs avec eux dans le cadre de la justification du projet. Ces nouvelles orientations sont apparues malgré des positions géographiques respectives qui se traduisent traditionnellement par une moindre implication dans la question de la gestion du transit transalpin et de ses impacts sur les territoires en comparaison à la Suisse, à l’Autriche ou aux territoires locaux. Elles ont inclus le débat sur la nécessité de cet ouvrage dans le cadre plus vaste de la discussion sur les mesures de politique de transports à mettre en œuvre de manière concertée à l’échelle alpine. Non seulement elles ont inscrit ce projet, qui ne concernait auparavant que la France et l’Italie, dans le cadre des projets d’infrastructures de transport alpins, mais elles ont aussi lié l’hypothèse de sa réalisation à l’élaboration d’un ensemble de mesures politiques communes ainsi qu’à l’obtention d’un ensemble d’objectifs politiques clairement définis et partagés par l’ensemble des pays alpins. C’est dans le cadre de cette opération que se croisent les deux plans de notre analyse relatifs à la construction d’une politique ou d’un projet de transport et à l’articulation des échelles territoriales et politiques. En effet, l’existence des autres politiques alpines de transport et des objectifs collectivement établis et reconnus sert à renforcer la justification même du projet, qui joue, en retour, un rôle important en faveur de la faisabilité de ces mêmes politiques, puisqu’il détermine la coparticipation des acteurs du Lyon-Turin à cette démarche d’élaboration et négociation politique commune à l’échelle de la région alpine.

En définissant la dimension alpine comme le moment où ces deux éléments (le projet et les politiques alpines) se lient, nous avons conclu l’étude de cas du Lyon-Turin sur le constat qu’un nouvel espace de concertation politique est en train d’émerger et de se structurer à l’échelle de la région alpine autour des problématiques récentes associées à la construction de cette infrastructure de transport. Cette deuxième partie de la thèse vient compléter le cadre décrit par l’étude de cas. Ici, nous nous proposons d’adopter un point de vue plus large que celui du projet. En examinant l’ensemble des initiatives de coordination conduites à l’échelle alpine dans les domaines de l’étude/observation des phénomènes inhérents aux trafics alpins et de l’élaboration des politiques, nous essayerons de comprendre si un espace alpin est en train de se construire autour de la problématique des trafics alpins. Notre hypothèse est que les changements s’étant produits au sein de la growth machine du Lyon-Turin sont venus renforcer une dynamique plus large de convergence conduite par les États des pays alpins, qui repose sur la construction d’une représentation partagée à l’échelle de l’arc alpin de la question des transports dans cette région. Dans l’étude du projet, nous avons mis en lumière le fait que la construction de cette « vision alpine » du problème s’est appuyée sur l’« acceptation » de la part de l’ensemble des acteurs alpins de l’objectif du report modal. Ce dernier représenterait le point de compromis entre les nombreux points de vue et intérêts des acteurs impliqués dans la question alpine des transports : l’Europe, la Suisse, l’Autriche, les « autres » pays alpins comme la France et l’Italie, les territoires locaux, les acteurs économiques, les populations concernées et les associations de la société civile. La fixation de cet objectif commun n’a pas seulement permis d’atteindre un point de compromis entre différentes visions. Nous allons essayer de montrer dans cette partie de notre travail qu’elle a aussi permis une « territorialisation » de la problématique du trafic de transit et, notamment, des compétences relatives à sa gestion à l’échelle alpine. Elle a permis d’affirmer la représentation d’un problème spécifique du « trafic transalpin » qui prouverait, du fait de sa présence, l’existence d’un espace alpin et la nécessité d’intervenir à l’échelle de cet espace pour résoudre ce problème partagé et reconnu par l’ensemble des acteurs de la région.

Comme dans l’étude de cas précédent, les outils de l’expertise technique de mesure et d’analyse des trafics gardent leur place centrale dans cette partie de l’analyse. Notre objectif ici est de comprendre, à travers une lecture critique de ces outils – de la manière dont ils ont été construits et des représentations des phénomènes qu’ils restituent et donnent à voir – comment une question spécifiquement alpine des transports a pu émerger, comment elle a évoluée au fil du temps, quels acteurs l’ont portée et quels sont les enjeux attachés à son affirmation. Par le biais à la fois de l’interrogation des dispositifs statistiques et d’observation des trafics existant à l’échelle alpine et de l’analyse des modalités avec lesquelles ces outils ont été négociés et construits, nous allons tenter de montrer comment les débats se sont focalisés sur le phénomène du déséquilibre modal. Nous tâcherons alors d’expliquer comment ce dernier concept a ensuite été traduit dans un problème de « déséquilibre territorial », concernant tant l’intensité et les évolutions du déséquilibre modal entre les différentes régions alpines que les opportunités des territoires d’y apporter une réponse. Ce passage d’un objectif de report modal à un objectif de rééquilibrage territorial entre les opportunités relatives au développement et à la protection environnementale des différents axes de transit de l’arc alpin est censé avoir induit de répercussions visibles, encore une fois, tant au niveau de la justification du projet Lyon-Turin que de la légitimation d’une « dimension alpine » de coordination des politiques et d’intervention dans le domaine de la gestion des transports dans la région alpine dans son ensemble.