6.1.L’espace alpin, entre géographie et géopolitique

A partir d’une revue synthétique des réflexions théoriques développées par la littérature à ce sujet, nous voudrions parvenir à détailler notre « vision » de l’espace alpin. En d’autres termes, dans cette première partie du chapitre, nous envisageons de donner une représentation de cet espace alpin des transports dont nous cherchons à retracer l’émergence sur la base d’une analyse des dynamiques à l’œuvre dans la définition des politiques alpines et des modalités de structuration de l’action publique dans ce domaine. Notre but est de montrer en quoi l’espace alpin des transports se différencie des « autres espaces alpins », qui existent en tant que destinataires de politiques territoriales particulières aux différents niveaux de gouvernance territoriale. Nous verrons alors que, dans le cadre des politiques de transport et de régulation des trafics, l’espace alpin n’est pas uniquement un territoire destinataire d’actions spécifiques, mais qu’il est aussi un espace de construction géopolitique, où de nouvelles formes de gouvernance et d’action se créent, en s’appuyant sur des représentations ad hoc des territoires concernés. Les concepts et les définitions empruntés à la géographie et à la géopolitique, nous permettront d’expliquer cette construction géopolitique en montrant la relation existante entre l’espace alpin des transports, que nous entendons comme un nouvel acteur politique en train d’émerger et de se former, et l’espace alpin des trafics, qui est au contraire un concept représenté et construit par les acteurs de l’espace alpin des transports.

En géographie, le mot espace indique, en général, une portion ou la totalité de l'étendue terrestre, définie par une ou plusieurs caractéristiques, qui en établissent ainsi les limites. Selon le dictionnaire de la géographie de P. George, l’espace géographique est « l’espace planétaire, objet des descriptions et des analyses géographiques, qui devient de ce fait espace géographique » (George, 1970, p. 169). Dans ce cadre, son approche est variable suivant l’échelle choisie (continentale, régionale…), mais aussi suivant l’objet de la recherche, sur la base duquel on distingue entre géographie physique et géographie humaine. Ainsi, la géographie classique parle plutôt de milieu naturel et s’attache ainsi à l’étude du monde visible. Le milieu se compose des formes du terrain, de la végétation et de la faune qui le caractérisent. La notion de milieu naturel correspond donc à une discipline qui s’attache principalement à rechercher les raisons de la disposition des phénomènes géographiques dans les caractéristiques naturelles des lieux dans lequel ils s'inscrivent. Le mot « milieu » indique donc l’espace naturel qui entoure les êtres vivants sur lesquels il agit, en retentissant sur leur comportement (George, 1970). Il s’agit d’un espace environnant et influençant l’être vivant. Mais cours des années 1960, une « nouvelle géographie » émerge, où la notion d’espace commence à remplacer celle de milieu et à être utilisée de manière plus détachée par rapport à l’idée de support naturel. A partir de ce moment, en effet, la géographie commence à s’intéresser à l’étude d’objets comme les villes et les transports, en essayant d’intégrer les mutations techniques et sociales censées avoir un impact sur l’espace (Claval, 2003). C’est alors, avec le passage d'une géographie des formes à une géographie des réseaux (Claval, 2005), que les géographes ont tâché de donner au terme « espace » une définition plus précise. Dans cette nouvelle conception, les lieux commencent à être étudiés sur la base des relations qu’ils entretiennent avec d’autres lieux. La réflexion épistémologique qui investit à cette époque l’ensemble des sciences sociales autour du concept d’espace tend surtout à mettre en relation ce concept avec les processus de l’activité humaine (sociologiques, économiques, historiques…). L’espace commence dès lors à être conçu comme le lieu où se réalise la société, il devient l’un des produits de l'activité des sociétés humaines, selon R. Brunet : « une étendue terrestre utilisée et aménagée par les sociétés humaines en vue de leur reproduction, au sens large : non seulement pour se nourrir et pour s'abriter, mais dans toute la complexité des actes sociaux » (Brunet, 1992). L’étude des différents espaces et de leur construction donne aux acteurs et à leurs interrelations (de conflit, d’intérêt, de pouvoir…) un rôle de plus en plus important. Pour E. Goffman, l’espace en sciences sociales ne peut être étudié qu’à partir des interactions des individus, de leurs relations réciproques. Les actions individuelles de chacun dans un espace donné sont, en effet, contraintes par cet espace et participent, en retour, à définir et à maintenir les caractéristiques de ce même espace dans lequel elles s’inscrivent. Dès lors, l’espace doit être considéré non seulement comme un cadre matériel mais également comme un élément porteur de significations pour les individus qui y sont en interaction, capable d’influencer leurs actions (Goffman, 1967). C’est ainsi que l’interactionnisme s’affirme en géographie et que l’étude de l’espace devient l’étude des interactions entre les acteurs dans les branches de la géographie humaine.

En se concentrant sur les individus, d’autres traditions s’affirment en géographie, à l’origine de nouvelles façons de concevoir l’espace : l’espace géographique perçu, l’espace de vie, l’espace vécu… A partir des années 1980, tout un courant de la géographie entreprend une réflexion montrant qu’il n’existe pas d’espace en dehors des perceptions ou des représentations humaines. L’espace « perçu et représenté » porte la marque des codes culturels et des idéologies de son observateur. Selon ce courant de la géographie, il n’existe pas de perception pure et objective de l’espace, puisque les représentations du réel sont plus ou moins déformées par les filtres des regards individuels et sociaux. G.N. Fischer, dans sa « psychosociologie de l’espace », pense l’espace en tant que représentation et signifiant pour l’homme. En expliquant la différence entre l’espace et le lieu, il souligne le fait que le dernier se différencie du premier parce qu’il possède une identité, une appropriation humaine qui passe par des représentations (Fischer, 1981). Le courant de l’ « espace de vie » se concentre sur l’étude de l’espace des pratiques sociales de chaque individu. L’espace de vie correspond à un espace d’usage – composé comme tout espace d’aires, de pôles et d’axes… - qui peut être analysé par un observateur extérieur. L’espace vécu correspond à la manière dont chaque individu se représente son espace de vie. Il exprime « le rapport existentiel que l’individu socialisé (donc informé et influencé par la sphère sociale) établit avec la terre » (Di Méo, 1998).

Les deux thèmes de l’interactionnisme géographique et de la perception et représentation spatiale se fondent dans les définitions de l’espace et du territoire formulées par Cl. Raffestin (1980) dans sa « géographie du pouvoir ». D’après Raffestin, espace et territoire ne sont pas des termes équivalents, l’espace étant en position d’antériorité par rapport au territoire. Cela signifie que le territoire est généré à partir de l’espace à travers l’opération d’un acteur qui, en s’appropriant concrètement ou abstraitement (à travers une représentation, par exemple) un espace, le « territorialise ». L’espace est, dans sa conception, une matière première qui préexiste à l’action des hommes et des sociétés, il est le « lieu des possibles ». Le territoire, au contraire, est une production à partir de l’espace, qui exprime les relations de pouvoir présentes sur cet espace. Il est, donc, une représentation de l’espace : « tout projet dans l’espace qui s’exprime par une représentation révèle l’image souhaitée d’un territoire, lieu de relations » (Raffestin, 1980, p.130).

Les termes employés par Raffestin sont assez controversés en géographie. Par exemple Brunet, dans sa préface à l’ouvrage de l’auteur, prend des distances d’une définition de l’espace comme une donnée et du territoire comme cette donnée socialisée. En soulignant la pertinence de la distinction entre une notion de nature préexistante à l’action de la société et une dimension intrinsèque de la société, produit de son activité, il préfère donner à cette dernière dimension le nom d’« espace » (dans Raffestin, 1980 : p. VIII). D’ailleurs, nous avons vu que ce que Raffestin appelle « territoire » est un concept assez proche de ce que d’autres courants définissent « espace » (espace perçu, espace de vie, espace vécu…). Au-delà des controverses autour des dénominations et des définitions, la formulation théorique de la relation entre la représentation de l’espace et l’organisation des formes de pouvoir est, dans l’ouvrage de Raffestin, ce qu’il nous paraît particulièrement intéressant à retenir, dans l’optique de notre analyse. Pour lui, les processus sociaux sont des objectivations de l’espace. L’espace représenté se fonde sur des codes et des « systèmes sémiques », qui sont à leur tour l’expression des utilités sociales, des rapports sociaux et de production présents sur le territoire. Ainsi, « la représentation de l’espace assure la mise en scène, l’organisation en spectacle, de l’emprise originelle du pouvoir (…). L’image, c'est-à-dire toute construction de la réalité, est un instrument de pouvoir (…) On pourrait imaginer d’étudier les systèmes de représentation en liaison avec les classes qui détenaient le pourvoir à travers l’histoire. On découvrirait des choses assez étonnantes qui révèleraient la nature des différentes dominations qui ont pesé sur le monde » (Raffestin, 1980, p.131). Les représentations spatiales jouent donc un rôle dans l’affirmation de l’action et des modalités de production de cette action sur un espace. Les formes d’organisation politico-territoriale peuvent dès lors être étudiées en relation avec ces représentations de l’espace qui légitiment des acteurs à intervenir sur un territoire ou la mise en place d’actions spécifiques.

L’introduction des concepts de territorialité et de représentation en géographie est à l’origine d’une refondation de la géopolitique. Pour Lacoste, la géopolitique n’est pas uniquement un produit de la géographie. C’est l’étude des rapports de force et des problèmes politiques à partir des représentations spatiales, des perceptions du territoire et des imaginaires collectifs influencés par une mémoire sélective de l’histoire, par des valeurs, des croyances ou des intérêts… (Lacoste, 1993a). Dans un article paru dans l’un des premiers numéro de la revue Limes, qui a rénové la géopolitique en Italie au début des années 1990, il souligne, en outre, que la géopolitique n’est pas une science reposant sur des lois en mesure d’opposer ce qui est vrai et ce qui est faux, mais qu’elle est plutôt « l’approche rationnelle d’un ensemble de représentations et d’arguments contradictoires, exprimant les rivalités des différents types de pouvoir sur des territoires » (Lacoste, 1993b). Aussi, Lacoste exprime l’idée que la géopolitique n’est pas uniquement l’étude des conflits et des formes d’organisation du pouvoir dans l’espace, mais qu’elle est surtout action, projet et stratégie.

En reprenant quelques-uns de ces concepts et en réadaptant les définitions aux nécessités de notre analyse, nous nous attacherons dans cette partie de la thèse à étudier l’émergence d’un espace alpin des transports, en tant qu’espace géopolitique des interrelations, des rapports de force entre les acteurs alpins ou, plus globalement, concernés par la question des traversées alpines, et des formes de gouvernance territoriale mises en place, à partir des représentations géographiques de cet espace politique utilisées dans la négociation et en mesure d’avoir façonné la gouvernance des transports dans les Alpes.